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Les trois écritures

.Herrenschmidt (C.), Les trois écritures : langue, nombre, code, Éditions Gallimard, 2007

,Madame le Professeur, chers collègues et étudiants, Mesdames et Messieurs

Je tiens d’abord à souhaiter la bienvenue à Mme Clarisse Herrenschmidt qui nous fait l’honneur et le plaisir de visiter l’Université de Fès. Je laLesTroisEcritures remercie aussi pour les conférences et séminaires remarquables qu’elle a bien voulu donner au profit de nous tous, étudiants et enseignants-chercheurs. Je remercie également mes collègues et amis qui ont organisé cette rencontre avec Mme Herrenschmidt de m’avoir invité à y participer.

Je tiens à préciser que, faute de temps, je n’ai pas pu lire les deux ouvrages1 de Mme Herrenschmidt intégralement. Mes collègues organisateurs m’avaient d’abord parlé d’une table ronde autour du livre collectif dont Mme Herrenschmidt est co-auteur avec Jean Bottéro et Jean-Pierre Vernant, (“L’orient ancien et nous”), à l‘occasion de la sortie de sa traduction par nos collègues Hamid Guessous et Azzedine El Khattabi2. C’est seulement plus tard, il y’a une quinzaine de jours, qu’on m’a précisé qu’il s’agissait d’une table ronde autour de deux ouvrages de Mme Herrenschmidt, et que même, on me suggérerait de concentrer ma lecture sur le second ouvrage, “les trois écritures: langue, nombre, code”, surtout dans sa partie traitant de l’informatique et d’internet, étant donné que je m’intéressais plus ou moins à ces questions. C’était sans compter avec la curiosité du lecteur et surtout avec l’attrait de cette thèse puissante que porte le livre. Je me suis donc vu, insensiblement plongé dans la lecture des deux premières parties, et, finalement, obligé de survoler la partie consacrée à l’informatique et à internet, puisque c’était la dernière partie. J’en demande pardon à tout le monde, mais je ne le regrette pas, parce qu’il m’est paru très vite que l’ouvrage était d’abord une thèse, bien qu’en principe, chaque chapitre puisse être lu à part, étant donné que la plupart des chapitres sont à l’origine des articles, des études, qui ont été précédemment publiés dans des revues, ou dans l’ouvrage collectif “L’orient ancien et nous”; l’auteur, s’en explique, d’ailleurs, dans la postface à la fin de son ouvrage.

Ce que j’ai pu lire de l’ouvrage et ce dont je vais essayer de parler ici, c’est donc la thèse qu’il sous-tend et qui, pour moi, fait son importance majeure. Je me risque donc à vous proposer une grille de lecture assez personnelle, peut-être trop naïve ou trop hâtive, sûrement incomplète. Il s’agit surtout de poser quelques questions qui me vinrent à l’esprit en lisant ce travail brillant et suggestif. Mme Herrenschmidt étant présente, heureusement, pourra apporter les corrections nécessaires à la formulation de ces questions ainsi que peut-être des réponses.

L’ouvrage de Clarisse Herrenschmidt est un livre puissant, dis-je, brillant et à la fois déroutant, l’un pouvant expliquer l’autre. Il est brillant surtout par la thèse qu’il défend, mais aussi par cette multidisciplinarité qui caractérise son approche: ce n’est pas un livre d’histoire pure, du moins pas seulement, ni peut-être même essentiellement. Il est aussi œuvre d’anthropologie, de linguistique, de philologie, de sémiologie historique, d’histoire des sciences, et d’élamologie, etc., voire d’informatique et de téléinformatique. L’auteur, spécialiste d’abord de l’écriture élamite (Iran ancien), est aussi helléniste, sémiologue, linguiste, anthropologue, et j’en oublie assurément. Cette multidisciplinarité à elle seule aurait suffi à nous impressionner; Il s’y ajoute ce qui m’impressionne personnellement, cette façon admirable de fondre tous ces acquis en une pensée transdisciplinaire qui lui est propre et qu’elle met en œuvre pour analyser (décortiquer) les problèmes spécifiques à chaque discipline. Elle nous offre ainsi une belle illustration du degré d’”intégration” bien réel de ce qu’on appelle les Sciences humaines avec leur épistémologie.

Ouvrage brillant, en troisième lieu, par le caractère pédagogique, le style clair et les raccourcis brillants qui l’émaillent et qui en font un livre qui se laisse lire facilement et avec grand plaisir. L’auteur, pour nous rapprocher de certains phénomènes assez compliqués, n’utilise presque jamais la “langue hermétique” des spécialistes, mais invente un langage subtilement simplifié sans sacrifier pour autant à la rigueur scientifique nécessaire à toute démonstration. C’est à la fois une somme de connaissances et un produit de réflexion qui sous-tend chacun des chapitres et l’ensemble de l’ouvrage (la thèse).

Quelle est donc la thèse de l’auteur? Elle consiste en un réexamen de l’évolution des trois écritures: langue, nombre, code en la résumant en trois cycles qu’elle appelle fort joliment “écheveaux sémiologiques”. Chaque “écheveau” subit une “torsion”, sorte de moment fort dans l’évolution de cette écriture, qui signifie à la fois: conservation des expériences précédentes, leur dépassement, et l’ouverture vers des expérimentations futures, bien que mineures. Cette notion de torsion est, à mon avis, capitale, si l’on veut bien comprendre et discuter l’idée globale de l’auteur sur ces trois cycles sémiologiques.

Le premier “écheveau sémiologique” concerne l’écriture des langues, ce qui va grosso modo de 3300 environ à 750 avant J.C. Il subit une “torsion” qui se situe lors de la création de l’alphabet consonantique, soit vers le milieu du second millénaire avant J. C. (l’auteur ne précise pas beaucoup cette date, et parle du IIème millénaire, pour marquer sans doute les différents apports des peuples Nord-sémitiques à l’invention de l’alphabet consonantique).

Le second “écheveau” concerne l’écriture des nombres ou plus précisément ce que l’auteur appelle l’écriture monétaire arithmétique. Il commence avec l’invention de la monnaie frappée en Ionie vers 620 av. J.C., subit une “torsion” avec l’introduction en Europe des chiffres “indo-arabes”, dont le zéro et la numération par position (au Xème siècle, environ). La fin de ce cycle est marquée par la décision du Président américain Nixon, en 1971, d’abandonner la parité à l’or du dollar américain.

Le troisième et dernier “écheveau” est celui de l’écriture informatique et téléinformatique, c’est-à-dire les codes des langages informatiques et réticulaires. Le départ peut être situé entre 1936 et 1948 avec les débuts du langage binaire et des premiers “computers”; la “torsion” de cet écheveau sémiologique n’est pas encore très apparente, et bien entendu, son ultime développement est encore inconnu.

Cette sémiologie des écritures se trouve matérialisée en quelque sorte par des représentations d’organes du corps humain: la bulle-enveloppe à calculi des premiers inventeurs de l’écriture (à Suse et à Sumer vers -3200) représenterait la bouche; le globule, pièce de monnaie frappée en électrum ou en argent en Ionie et ensuite en Grèce, et portant l’écriture monétaire arithmétique symboliserait l’œil, donc la vision et la lumière; l’ordinateur, lui, est souvent perçu comme un cerveau…

Voilà, grosso modo, les trois cycles, car il s’agit aussi de cycles. Si on veut évaluer la durée de chacun, ce que l’auteur elle-même fait, on remarquera avec étonnement que les deux premiers cycles ont une durée presque identique: 26siècles à peu près: pour le premier (3300-750 = 2550), pour le second (620-1971 =2591). Le 3ème ne fait que commencer. L’auteur note cette analogie évidente sans pour autant vouloir en tirer une quelconque loi d’évolution, bien sûr ; mais nous partagerons volontiers son étonnement devant cette concordance frappante et mystérieuse. Magie du chiffre, encore…

Devant ce schéma trilogique presque parfait, très bien documenté et argumenté, jusqu’aux moindres détails, très clair, jusqu’à friser parfois la démarche pédagogique, on ne peut s’empêcher de partager la réflexion de l’auteur, de se poser quelques questions, d’émettre quelques petites remarques, non point pour préciser des détails, mais pour pouvoir apprécier ce travail de synthèse et en tirer pleinement profit. L’auteur elle-même, nous y invite et y tient sans doute, en nous proposant une grille de lecture de son ouvrage dans l’introduction et dans les paragraphes introductifs des trois parties de l’ouvrage. On ne va donc pas se priver de se poser ces questions, de les poser à Mme Clarisse, en espérant ne pas être dans la position du non-spécialiste curieux de choses parfaitement établies par le spécialiste ou d’agacer celui-ci par des questions complètement à côté.

  Première remarque, banale en somme, mais demandant quand-même confirmation, est que cette histoire sémiologique intéresse avant tout l’évolution du monde occidental. L’accent est volontairement mis sur l’apport occidental: la Grèce pour l’Antiquité (aboutissement du 1er écheveau sémiologique [750] et départ du second [620]) et sur l’Occident en général (aboutissement du second écheveau [1971] et départ du 3ème [1936]). L’apport des autres peuples est soit ignoré (la Chine, mais l’auteur s’en explique en introduction), soit en quelque sorte, minimisé, sauf pour les premiers inventeurs de l’écriture. On peut peut-être s’étonner de ne pas voir le nom des Phéniciens cité dans la table des matières, eux auxquels on attribue sinon l’invention de l’alphabet, du moins son amélioration et l’expansion de son utilisation dans une grande partie du monde antique, y compris la Grèce? De même pour les chiffres “indo-arabes” qui, nous a-t-on appris à l’école, ont révolutionné les méthodes de numération et de calcul, ouvrant par là des horizons nouveaux vers l’usage des algorithmes (dont l’appellation même provient justement du nom d’Al Khawarizmi un mathématicien d’expression arabe, que l’auteur cite en note) et d’autres sciences mathématiques. Seule exception, mais notable et justifiée par les besoins d’analyse de l’auteur, est la place relativement importante réservée à l’hébreu et à la Thora dans les chapitres IV et V. Mais l’auteur s’en explique (je cite): «On ne lira pourtant pas dans les pages qui suivent toute cette longue aventure, mais seulement quelques lignes sur la politique linguistique et graphique d’Israël. Cet exemple, choisi à dessein comme crucial, montre à quel point l’écriture véhicule de l’inertie» (p. 13). Le caractère “crucial” de cet exemple risque toutefois peut-être d’échapper à un non-israélien. Mais la démarche reste très bonne pour analyser, par exemple, l’histoire de la langue amazighe avec son écriture redécouverte ou réinventée. Il me semble donc que cette histoire sémiologique risque d’être perçue comme s’inscrivant dans l’optique de la globalisation et la confortant. Je ne dis ni ne crois que Mme Herrenschmidt l’ait écrite dans cette optique, mais ne risque-t-elle pas de se présenter ainsi à un lecteur non-occidental?

  Ma 2ème remarque concerne cette très belle image d’écheveaux et de torsions qu’ils subissent à certain point de leur parcours. Je la formulerai en quatre points:

• L’alphabet consonantique serait-il seulement une torsion de ce premier écheveau sémiologique de l’écriture des langues? oui, dans une optique occidentale selon laquelle l’alphabet grec est l’”alphabet complet” qui note aussi bien les consonnes que les voyelles. Mais ne serait-ce pas là, comme le dit l’auteur elle-même une adaptation particulière des langues occidentales de l’alphabet consonantique dont usaient des peuples sémites qui n’éprouvaient pas (et n’éprouvent toujours pas) la nécessité de transcrire les syllabes? D’autre part, les alphabets “complets” éprouvent toujours le besoin de noter les accents, de combiner aussi les voyelles pour rendre des son plus appuyés (ou, eu, au, etc.). L’écriture phonétique serait-elle une solution pour écrire tous les sons de toutes les langues? Dans un certain sens, et si l’on considère que l’extrême simplification est l’ultime résultat du processus d’évolution d’une écriture, l’alphabet consonantique, qui ne note que les consonnes ne serait-il pas l’aboutissement de l’évolution simplificatrice, plutôt que l’alphabet complet qui s’”encombre encore” des voyelles?

• Le départ du cycle sémiologique 2 concernant l’écriture des nombres repose sur deux facteurs de nature (a priori) assez différente: la monnaie et les nombres, d’où l’appellation de nombre monétaire arithmétique. Il se justifie d’abord, par la vulgarisation des chiffres grâce à la circulation des pièces de monnaie. S’ensuivirent tous les développements postérieurs, des sciences, mathématiques notamment. Mais l’on sait, d’une part que la graphie des chiffres débute bien avant la monnaie frappée, puisqu’elle figure sur les bulles-enveloppes de Suse, et d’autre part que les développements décisifs des sciences mathématiques ne furent possibles en Europe qu’après l’introduction des chiffres “indo-arabes” après le 10ème siècle (13ème siècle?). Ce lien crucial entre monnaie frappée et écriture des nombres peut sembler un peu trop “construit”. L’aboutissement de ce cycle est situé par l’auteur en 1971, avec la décision du Président Nixon d’abandonner la parité à l’or du dollar américain, et par la suite des monnaies européennes. Si c’est une date essentielle dans l’histoire de la monnaie, quel impact a-t-elle eu sur l’histoire de l’écriture des nombres?

• Le 3ème écheveau sémiologique, celui du code informatique et réticulaire débute en 1936 avec la table de Turing, qui est une machine en papier théoriquement capable d’exécuter un programme de calculs; il se continue ensuite par la construction du premier ordinateur en 1948 et enfin (provisoirement) par l’invention des réseaux en 1969. Le langage binaire est à la base du code informatique (langage-machine), mais aussi, le hardware, c’est-à-dire la machine elle-même, avec ses organes matériels (barrettes-mémoire, processeurs, imprimantes, etc.) qui interprètent ce code et le renvoient à l’utilisateur sous forme de lettres, images statiques, vidéos, sons, etc. Cette révolution est-elle due à l’électronique d’abord ou bien au code binaire? les deux n’ont-ils pas commencé bien avant 1936?

• Enfin, cette sémiologie historique a tout l’air d’une véritable périodisation de l’histoire de l’humanité, et comme toutes les périodisations, elle a le mérite de rendre claires certaines césures dans le développement historique, mais en même temps, elle risque, comme toutes les périodisations peut-être, de masquer les continuités non moins importantes. Je préfère quant à moi cette autre image que Mme Herrenschmidt utilise aussi: celles de “fleuve de signes”, fleuve dont l’eau ne s’arrête pas de changer. En effet, les écheveaux sémiologiques subissent-ils chacun une seule torsion, ou bien plusieurs? Ces écheveaux sont-ils chronologiquement successifs ou bien contemporains? Un écheveau est-il fait de brins de même couleur ou bien de toutes les couleurs des signes?

Voilà quelques unes des questions qui me sont venues à l’esprit en lisant cet ouvrage brillant et stimulant de Clarisse Herrenshmidt. Je la remercie encore une fois d’avoir bien voulu nous honorer de sa présence et d’avoir accepté d’animer ce débat autour de ses publications.

Je vous remercie.

Notes

1- Herrenschmidt (C.), Les trois écritures : langue, nombre, code, Éditions Gallimard, 2007.

Herrenschmidt (C.), en collaboration avec Bottéro (J.) et Vernant (J.-P.),L’Orient ancien et nous: L’Écriture, la raison, les dieux, Paris: Albin Michel, 1996.

2- الشرق القديم ونحن: الكتابة، العقل، الآلهة، ترجمة حميد جسوس وعز الدين الخطابي، دار المدى، دمشق، 2007.

- محمد المبكر

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