Abderrahim Bourkia, Aspects de la violence urbaine. Du supporterisme dans la ville, thèse de doctorat en Sciences Sociales, sous la direction de Hassan Rachik, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Aïn Chok – Université Hassan II, Casablanca, 2015.
Le supporterisme dans le football au Maroc contemporain est une action collective dont la composante la plus importante et la plus représentative réside dans les mouvements des ultras et des groupes des supporters. Ce type particulier d’action traduit l’engagement et l’adhésion des jeunes marocains en général et des casablancais en particulier dans leur soutien à un club de football et la valorisation de celui-ci et au groupe auquel ils appartiennent. Ce phénomène du supporterisme dans son apparence organisée a été introduit au Maroc pour la première fois en 2005. Et ce n’est pas un hasard si les deux premiers groupes ultras furent les casablancais : les Green Boys qui soutiennent le Raja et les Winners qui encouragent le Wydad. Dans la foulée, le groupe Black Army des Forces Armées Royales (Ass FAR) de Rabat leur a emboité le pas puis a revendiqué son statut de précurseur et de porte-drapeau de cette culture. Cela nous donne déjà l’idée de l’ambiance électrique qui règne entre les trois clubs et leurs supporters. La rivalité entre les clubs de la métropole et celui de
la capitale perdure depuis des années. Déjà, la naissance de ce phénomène annonçait la couleur de ce qui allait être une représentation locale et régionale et un nouveau mode d’expression d’une large frange de la société. L’engouement de milliers de supporters à différents degrés d’implication a attiré l’attention des observateurs. La richesse des symboles et les nouvelles valeurs véhiculées, étiquetées comme déviantes, par les supporters ont incité à des analyses, superficielles pour la plupart, de réflexions entre approbateurs et improbateurs. Les critiques ont été nombreuses, d’autant plus que le phénomène du supporterisme présente son lot de violences et provoque des dommages collatéraux autour de lui. D’ailleurs, c’est cette partie la plus visible qui est la plus médiatisée et qui est souvent révélée à l’opinion publique. Les supporters ont mauvaise presse, tant pour leurs scènes d’euphorie démesurée que pour les actes de violence constatés provoquant commentaires et débats périodiques. Et bien que les pouvoirs publics ne semblent pas ignorer ce qui se passe dans et aux abords des stades en termes de débordements occasionnels, il n’a pas été adopté en amont de solutions à ce réel problème de violence.
Arrêt sur image
Sur la pelouse, deux équipes s’affrontent. Des joueurs courent derrière un ballon rond. En rouge, les wydadis, et en vert, les rajawis. Un arbitre, habillé différemment accompagne les mouvements, les gestes, les actions des joueurs et la circulation du ballon d’un joueur à l’autre. Il sanctionne, juge, siffle les fautes et les buts. Un jeu qui parait au fond insignifiant et sans intérêt…Et pourtant, ces parties de jongles, de passes courtes ou longues, de une deux, de tacles attirent l’attention de milliers de spectateurs. Nous sommes loin d’imaginer à quel point représente pour eux un match de foot. « (…) c’est que le match fait éprouver, en un raccourci de 90 minutes, toute la gamme des émotions que l’on peut ressentir dans le temps long et distendu d’une vie : la joie, la souffrance, la haine, l’angoisse, l’admiration, le sentiment d’injustice.. » (Bromberger). Ce qui est marquant d’après Christian Bromberger et Ludovic Lestrelin, c’est le passage d’un ressenti à un autre selon le déroulement de la partie. Les spectateurs admirent les gestes techniques des joueurs, et réagissent à chaque but marqué ou encaissé. Le public crie injustice et maudit le destin avec les buts encaissés ; en revanche, il festoie et jubile quand son équipe inscrit des buts. Les spectateurs clament haut et fort « l’arbitre nous a volé un but légitime », « eux, ils sont favorisés par lui », « l’arbitre a sifflé un penalty contre nous », « nous sommes plus forts qu’eux » et « nous avons marqué ». En ces termes les spectateurs distinguent le « nous » et « eux ». On peut parfaitement dire que les spectateurs sont en osmose avec les joueurs sur la pelouse. Il s’agit de deux entités soudées, deux factions en harmonie qui s’opposent.
Parmi ces spectateurs, il y a toujours un ou plusieurs groupes qui se distinguent des autres. Des passionnés qui encouragent leur équipe d’une manière particulière. Ils portent des maillots et des écharpes de la même couleur que celle de leur l’équipe. Chants rythmés, slogans mélodiques et expressifs, banderoles, tels sont les outils de ces passionnés pour s’exprimer.
Christian Bromberger ainsi que d’autres auteurs ont affirmé que ces spectateurs faisaient partie des plus assidus. Ils s’adonnent à une mise en scène symbolique digne d’une pièce théâtrale. Etant donné que la rencontre du derby oppose deux équipes antagonistes, nous nous retrouvons face à deux groupes de supporters qui s’y identifient et qui s’affrontent à leur tour. On dévalorise les adversaires et on encourage les siens, c’est que signifie le derby entre les deux voisins « rajawis » et « wydadis ». La rivalité, plus exacerbée, atteint son paroxysme. Et c’est souvent le cas dans tous les derbies à travers le monde.
« Nous » contre les « autres »
Ces groupes de supporters sont plus au moins organisés. Certains parmi eux forment ce qui est communément nommé dans ce jeu par le mot «ultras». On est en face de deux identités rivales. Etre « rajawi » veut dire détester le « wydadi », en paraphrasant Pierre Vidal-Naquet souvent, l’identité se construit autour de la négation. Un «Nous» et un les «autres» qui s’opposent dans une configuration guerrière et tribale. Une authentique tragédie grecque formée par des actions réciproques opposées des acteurs. Le stade devient un champ de bataille identitaire entre les « rajawis » et les « wydadis ». Un « drame exemplaire », selon l’expression chère à Bromberger. Le spectacle sportif offre aux supporters l’opportunité de s’exprimer. Ils ont cette soif et cette rage de paraître, précise Ehrenberg. Ils déplacent le pôle de visibilité de la pelouse vers les tribunes. Ils font leur propre spectacle. « Mais pourquoi chercher à être spectaculaire ? », telle est la question posée par Ehrenberg. Des groupes cherchent à se montrer comme les plus dévoués, les plus loyaux, dans une compétition où ils peuvent aller très loin pour démontrer leur amour au club, tant à eux-mêmes qu’aux autres. Les actes de violence produits par les supporters ont fait l’objet d’une surabondance de littérature en Grande Bretagne notamment où le phénomène était plus récurrent, le rapport de Lord Harrington, John Clarck , Norbert Elias, Peter Marsh et Richard Giulianotti ; ailleurs en Europe, Amalia Signorelli, Bromberger sur le derby turinois et Sebastien Louis en Italie, Philipe Broussard , Jean Charles Basson, Dominique Bodin et Lestrelin entre autres, en France qui se sont intéressés à ce phénomène. La structure même du jeu, selon Jacques Defrance, est propice à l’expression d’antagonismes collectifs (guerre ritualisée, métaphores militaires) ; il y a la recherche de gestes spectaculaires, visant à être vus, le rôle particulier des Ultras (Defrance). Les supporters ne sont pas que des spectateurs ordinaires mais des partisans d’une cause. Ils sont par ailleurs motivés par une quête d’émotions, comme le décrient Norbert Elias et Eric Dunning « The Quest of Exitement » dans « Sport and Leisure in the Civilizing Process ».