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Art et culture visuelle en Islam

Mohammed Hamdouni Alami, The Origins of Visual Culture in the Islamic World, London / New York, I.B. Taurus, 2015.

kiraat_0515_05Après son livre Art and Architecture In the Islamic Tradition: Aesthetics, Politics and Desire (London / New York, I.B.Taurus, 2011), Mohammed Hamdouni Alami propose avec ce nouveau livre un essai alerte et brillant de très grande ampleur. Il s’agit tout d’abord d’un essai au meilleur sens du terme, au sens d’une tentative de lecture qui ne s’enferme jamais dans la stricte érudition, ni dans le cadre contraignant de la monographie. Cet ouvrage plaide pour une relecture de la question de l’art islamique dans son ensemble, à travers une série d’hypothèses, et notamment à travers l’hypothèse, centrale pour le livre, d’un tournant historique, d’une rupture épistémologique caractérisant le Xe siècle, et qui s’actualiserait notamment dans l’art fatimide, en Egypte et ailleurs.

En substance il met en évidence, dans ce moment, le rôle marquant de courants intellectuels et philosophiques néoplatoniciens, prônant ou induisant un idéal des justes proportions, et l’émergence d’une conception cosmologique de l’univers, conception politico-religieuse que mettent en œuvre à bien des égards les imams fatimides, et qui s’exprime dans l’ismaélisme fatimide, mais qui caractérise de manière bien plus ample le rapport à la création culturelle et artistique de ce moment. Or, dans cette discussion d’une conception islamique de la question de l’harmonie, évolution liée à la fois à un nouveau rapport à l’arithmétique et à la géométrie et au néoplatonisme, Mr Hamdouni Alami remet totalement en perspective la question du statut de l’art islamique. Celui-ci ne serait ni tributaire d’une forme d’imitation de l’Antiquité, dans la dynamique nouvelle du néoplatonisme, suivant en cela le modèle incontournable et assigné de la Renaissance occidentale, ni totalement coupé de cette évolution artistique et inscrit dans des logiques irrévocablement culturalistes et relativistes.

Bien au contraire, le point de vue de l’auteur défend une vision de l’histoire à laquelle j’adhère parfaitement et qu’il nourrit d’arguments. L’histoire de l’art occidental et celle de l’art islamique ne sont pas inscrites dans des logiques et des développements séparés, ne se rencontrant qu’au hasard d’hybridations heureuses, comme en Espagne musulmane ou en Sicile par exemple. Il faut penser au contraire une histoire intellectuelle et artistique communes, non la rencontre de deux mondes à part.

Le statut mineur de l’art islamique, si souvent cantonné à un art d’ornement,  au regard des historiens de l’art, s’expliquerait alors en grande partie par l’absence d’une figuration du corps humain, qui fut le canon de l’art classique. Mais cet essai discute au fond jusqu’à la pertinence de ce point, en montrant à quel degré la question du corps était présente dans les théories de l’harmonie universelle à la base de ces nouvelles conceptions islamiques de l’art, un art fondé sur le sens, sur l’intelligence du monde, et non pas, non plus, sur l’émotion et le rapport sensible et cénesthésique.

Cet ouvrage est très sincèrement d’une intelligence lumineuse. Il est écrit d’une plume alerte et parfois impertinente, par les rapprochements qu’il opère entre des textes distants dans le temps et l’espace, et entre les théories modernes de l’art et les théories médiévales. Mais il atteint pleinement son but en bousculant de manière salutaire la frontière plus ou moins implicite qui est généralement tracée entre l’art occidental et l’art islamique, mobilisant à cet effet de grands théoriciens de l’art, mais aussi les plus grands historiens de l’art islamique.  Il y a là une mobilisation transversale, « universelle », de connaissances qui mobilisent outre l’architecture, la philosophie, la poésie, la pensée religieuse, ces analyses s’appuient aussi sur une très grande culture personnelle, et sur une vraie maturité de la réflexion. Tous les historiens de l’art ne sortent pas indemnes de cette lecture, mais la démarche se construit rigoureusement en hypothèses, comme il a été souligné, et se donne comme une série d’hypothèses, sans pétitions de principes ni attaques gratuites. L’essai s’adosse, ce faisant et en conclusion de l’ouvrage, à une étude inédite de l’architecture fatimide.

Il me semble que ce livre intéressera à la fois des spécialistes très érudits de l’histoire de l’art ou encore de l’histoire médiévale, qui y verront une mise en perspective de leur propres travaux ainsi qu’une  contribution propre à l’histoire de la pensée et de la culture dans le premier âge médiéval, et un lectorat plus vaste, auquel appartient l’auteure de ces lignes, soucieux d’une réflexion inédite et innovante, écrite dans une langue stimulante et sans lourdeurs, sur la dynamique même du monde islamique et sur les entraves historiographiques qui nous ont conduits, jusqu’ici, à le penser dans un tel rapport de dissociation et de spécificité au monde occidental et au reste du monde.

- Jocelyne Dakhlia

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris

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