Béatrice Hibou, Mohamed Tozy. Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’Etat à l’âge néolibéral. Paris, éd. Karthala, 2020.
Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’Etat à l’âge néolibéral [1] est un livre facile à lire malgré sa longueur. Il permet de confronter plusieurs concepts théoriques avec la réalité empirique du contexte marocain. Tout en étant ancré dans la science politique, les deux auteur(e)s qui ont tissé cet ouvrage ont choisi l’interdisciplinarité. Ils tirent les fils de certains travaux historiques importants[2], ce qui leur permet d’enrichir les études marocaines de sociologie économique qui ne sont malheureusement pas très nombreuses[3].
Les auteur(e)s semblent également s’inscrire dans une approche relationnelle car même s’ils ne mobilisent pas des techniques quantitatives comme l’analyse de réseau (ⴰⵥⵟⵟⴰ), on arrive facilement à imaginer la structure des relations de pouvoir. On peut ainsi percevoir, entre les lignes, l’image d’un ⴰⵥⵟⵟⴰ[4] (aZTTa) qui représente le jeu des interdépendances entre différents acteurs.
L’objectif du livre est présenté par les auteur(e)s dès les premières pages. Il ne s’agit pas, selon eux, d’ « une énième monographie du régime politique marocain, mais de réfléchir, à partir du Maroc, aux transformations de l’Etat et aux changements des arts de gouverner » (p. 11). L’ouvrage est donc une réflexion historique sur les « transformations de l’Etat » et de ses « arts de gouverner ». L’un des principaux apports du livre est de rediscuter la notion d’Empire en explicitant les techniques impériales de gouvernement. Cela permettrait peut-être de mobiliser ce concept dans d’autres disciplines comme la sociologie ou l’économie politique. L’idéal-type d’Empire pourrait ainsi permettre de faire des comparaisons pour faire ressortir les traits principaux du capitalisme marocain et de le caractériser de manière plus fine. Un autre exemple de cette mobilisation est la compréhension de la logique d’intervention de certaines grandes entreprises transnationales numériques. L’économiste hétérodoxe Robert Boyer, dans son ouvrage paru en 2020 sur « les capitalismes face à l’épreuve de la pandémie », a insisté sur l’opposition entre un capitalisme étatique souverain et un capitalisme transnational numérique porté par les GAFAM. La mobilisation du concept d’art impérial de gouvernement ne pourrait-elle pas permettre de mieux appréhender les interventions de Google, Facebook ou Amazon par-delà les frontières et les souverainetés des Etats-nations ?
Un autre point très intéressant dans l’ouvrage de Hibou et Tozy est le fait qu’il comporte des monographies détaillées qui s’inspirent d’écrits existants ou d’entretiens conduits pendant plusieurs années. Les études réalisées sur le Sous et Tétouan sont mobilisées par les deux auteur(e)s pour expliciter les modalités du gouvernement impérial. Ils décrivent ainsi l’ingénierie épistolaire dans laquelle le choix des mots utilisés dans les correspondances est capital, l’ingénierie d’itinérance puisque le déplacement du sultan sous forme, par exemple, de ⵍⵃⵔⴽⵜ (lⵃerkt) – une sorte d’expédition organisée par le pouvoir central – nécessite une logistique importante, et l’ingénierie de réception où le savoir-faire lié à l’organisation de cérémonies et de fêtes est valorisé. Ce mode de gouvernement s’effectue souvent à distance grâce aux intermédiaires, en produisant des statuts tout en maîtrisant le temps grâce aux effets de surprise et aux incertitudes. D’autres monographies portant sur des entreprises publiques (OCP, CDG) ou des projets d’envergure s’appuient principalement sur les interviews réalisées avec différents protagonistes et sur l’analyse de la documentation. On trouve ainsi, dans le cas de Tanger Med (pp. 277-309), différents modes de gouvernement empruntant aux registres de l’Etat-nation et de l’Etat impérial. Il s’agit, à la fois, d’un territoire élu bénéficiant du parrainage royal, mais également d’une vision rationnelle de l’administration et de l’aménagement d’un territoire. Le régime de l’exceptionnalité, qui est à la fois une caractéristique du néolibéralisme et de l’Etat impérial (p. 294), permet une accélération de la réalisation du projet. En revanche, la non institutionnalisation de l’attention accordé au projet qui est lié à la figure emblématique du conseiller royal Meziane Belfquih implique une routinisation après la mort de celui-ci.
Les deux auteur(e)s associent le concept d’imaginaire à celui d’Etat qu’on retrouve dans le titre de l’ouvrage « Imaginaire de l’Etat »[5]. Le concept d’imaginaire, tel qu’il fut mobilisé par Cornelius Castoriadis[6], peut être défini comme :
« cette puissance anonyme, collective et immotivée de faire être des significations d’où vont découler aussi bien les structures symboliques, les articulations spécifiques de la société (économie, droit, politique, religieux, art etc.) que le sous-bassement de ce qu’elle considère comme rationnel ou fonctionnel »[7].
Castoriadis insiste également sur la différence fondamentale entre « imaginaire instituant » qui est créateur du nouveau et l’« imaginaire institué » qui est souvent le produit du premier lorsqu’il est, par exemple, cristallisé dans des organisations du pouvoir. Il me semble que les deux auteur(e)s s’intéressent plus à une forme particulière de l’imaginaire institué. L’imaginaire instituant créateur qui est produit par la société n’est pas suffisamment pris en compte dans cet ouvrage. Cela ne proviendrait-il pas du matériel étudié à savoir, par exemple, l’échange épistolaire vertical entre le sultan et des acteurs locaux plutôt que de considérer d’autres types d’interactions horizontales ? Est-ce qu’une analyse des joutes oratoires entre les poètes des tribus amazighes comme les ⵉⵏⴹⴹⴰⵎⵏ ⵏ ⵓⵃⵡⴰⵛ (inDDamen n ouⵃwach) ou les ⵉⵏⵛⵛⴰⴷⵏ ⵏ ⵓⵃⵉⴷⵓⵙ (inchaden n ouⵃidous), qui sont en quelque sorte des porte-paroles au niveau des communautés locales, ne pourrait pas donner une autre perspective de l’imaginaire ? Je crois d’ailleurs qu’il y a des tensions régulières entre l’imaginaire instituant qui permet de créer et d’innover, alors que les autorités et les différentes formes de pouvoir en place ont tendance à le brimer ou à le récupérer dans des formes figées. L’imaginaire instituant ne serait-il pas marqué par la recherche d’une forme d’autogouvernement où les communautés, qu’elle soit d’ailleurs en ville ou en montagne, cherchent à choisir leur façon de s’organiser ? Ce qui est d’ailleurs qualifié d’en haut, dans les documents officiels, comme une السيبة(Siba) – anarchie – ou فساد (Fasad) – corruption – lors des révoltes citadines ou tribales n’est-il pas vécu autrement par les acteurs d’en bas ?[8] Cet imaginaire ne perdure-t-il pas de façon latente dans les contes, les mythes et les récits, même lorsque ceux qui sont désignés comme bouc-émissaires sont écartés ? Le système de sélection et de révocation des أمناء (oumana’) – intendants – des corporations ainsi que celui d’organisation de ⵍⵊⵎⴰⵄⵜ (ljmaⵄt) n’a-t-il pas pour objectif d’éviter, autant que possible, la récupération par le pouvoir central ? Quoi qu’il faudrait tout de même signaler que, dans la réalité des choses, ce système ne fonctionne que très rarement et dans des périodes courtes. Il ne s’agit donc pas non plus de sacraliser ces types d’organisation. Celles-ci sont des formes oligarchiques qui favorisent les notables et écartent souvent les femmes et les plus jeunes.
Le concept d’imaginaire instituant que l’on peut retrouver dans les délibérations communautaires permet de rendre compte de la « mésentente » – pour reprendre le titre d’un livre de Jacques Rancière (Paris, Galilée, 1995), et de la complexité des conflits qui produisent toujours des dynamiques nouvelles. La négociation ou la mise en suspens des conflits, et non pas leur résolution définitive, passe souvent par un processus délibératif, au sein de ⵍⵊⵎⴰⵄⵜ (ljmaⵄt) ou ⴰⴳⵔⴰⵡ (agraw) – c’est-à-dire l’assemblée du village – ou d’autres espaces, et peut s’étaler sur des années voire des générations. Cela n’a donc rien à voir avec des formes managériales figées où les dispositifs participatifs, dictées par les différents bailleurs de fonds et les structures administratives, sont censés apporter des réponses rapides et efficaces.
Un autre point que je voudrais discuter en rapport avec l’ouvrage est celui des formes de coordination des « subalternes » ou des acteurs locaux. Plutôt que de raisonner uniquement en termes d’ingénierie du gouvernement produit par l’Etat, ne pourrait-on pas se poser la question de l’existence d’un art de s’autogouverner ? Les acteurs de la marge ne développent-ils pas des stratégies de fuite et d’évitement ? Concrètement, les ⵉⴳⵓⴷⴰⵔ (igoudar), ou greniers collectifs, n’étaient-ils pas, en quelque sorte, des « banques régionales » qui permettaient aux communautés locales d’avoir une autonomie de ressources ? L’autorité centrale qui, par le biais de ses représentants, détruit l’ⴰⴳⴰⴷⵉⵔ (agadir) de la communauté révoltée ne s’inspire-t-elle pas de ces mêmes greniers collectifs pour créer des magasins (مخازن) dans les forteresses et les villes impériales soumis à son contrôle. Ne pourrait-on pas également considérer que l’ « ingénierie impériale d’itinérance » pourrait être une réadaptation de la capacité des communautés locales à se mouvoir dans les territoires sous forme de nomadisme ou de transhumance ?
Les responsables centraux de l’administration coloniale française du début du 20ème siècle ont également saisi l’importance de construire des routes sécurisées qui ne dépendent pas de tribus autonomes. Ces dernières taxaient les ⵏⵣⴰⵍⴰ (nⵣala), qui sont les arrêts de caravanes – sorte de péage d’autoroutes d’aujourd’hui –, ce qui leur permettait d’avoir leurs propres ressources financières.
On aurait peut-être une plus grande compréhension des dynamiques sociales si on arrive à étudier et analyser ces techniques qui permettaient aux communautés locales d’éviter un contrôle total du pouvoir central. Est-ce qu’il n’y aurait pas, pour paraphraser James Scott (Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné , Paris, Seuil, 2013) –, des Zomia[9] c’est-à-dire, dans notre contexte, des ⵉⴱⵓⴷⵔⴰⵔⵏ (iboudrarn), des habitants des montagnes, mais aussi des ⵉⵔⵃⵃⴰⵍⵏ (ireⵃⵃaln), des nomades qui arrivent à développer des ingénieries d’autogouvernement. L’objectif de ces communautés étant souvent d’éviter, fuir, se faire discret et ne pas trop se rapprocher du soleil qui risque de les brûler tout en élargissant, à la marge, leur autonomie. Est-ce qu’on ne pourrait pas également forger un idéal-type de ⵥⵓⵎⵢⴰ/ⴰⴷⵔⴰⵔ (Zomia/Adrar) et pas seulement celui d’Empire ?
Pour revenir à la littérature sur les empires, on y retrouve des comparaisons entre plusieurs formes d’empires, qui ont existé de par le monde, pour dégager des caractéristiques communes et des différences. On pourrait également faire une comparaison entre les différentes formes d’empires ou de pouvoir que les territoires marocains ont connues à travers l’histoire, pour déterminer ce qui distingue leurs structures socioéconomiques. Si l’on prend le cas de la région du ⵙⵓⵙ (Sous)[10], on pourrait dire que c’est un territoire qui était dominé par des empires qui s’appuient sur l’expansion et la soumission à l’impôt foncier (almoravides et almohades principalement). Les Saâdiens s’étaient surtout distingués par le développement d’une agro-industrie d’exportation liée au sucre. L’empire saâdien avait une économie politique différente des précédents car, même s’il avait une assise foncière importante, l’industrie sucrière d’exportation occupait une place centrale dans son budget. Le Sous a aussi connu un pouvoir politique qui n’a pas de prétention à évoluer vers la forme impériale. Il s’agit de l’émirat d’Iligh qu’on pourrait qualifier de commercial ou marchand. L’économie politique de cet émirat était principalement basée sur la fonction d’intermédiation dans le commerce caravanier, en plus de la piraterie et d’autres ressources. C’était donc l’embryon de ce qui aurait pu être un empire marchand comme celui de Malacca, l’actuelle Malaisie avant les grandes conquêtes portugaises, qui s’appuyait sur les ressources que procurait l’intermédiation entre les territoires indiens, chinois et le Sud-Est asiatique grâce à sa flotte navale et à son savoir-faire commercial.
Le dernier élément, évoqué rapidement dans les dernières pages de l’ouvrage, est la question de la transformation de la société. Les deux auteur(e)s estiment que les formes de gouvernement portent en elles les conditions d’un « changement permanent ». Celui-ci est « l’effet d’une longue mutation dans les relations sociales, en prenant en compte l’épaisseur des faits de société et non des seuls faits de pouvoir » (p. 573). Il est vrai que l’accumulation de petits changements joue un rôle dans la transformation de la société, mais il y a aussi des événements qui cristallisent ces changements en les orientant vers un sens ou un autre. Je me demande donc si le concept de rupture ne méritait pas davantage d’attention de la part des auteur(e)s.
[1] Je souhaiterai dire « ⵜⴰⵏⵎⵎⵉⵔⵜ (tanmmirt) » aux équipe de رباط الكتب et de la chaire Faⵟima Mernissi qui m’ont invité à discuter le livre, ainsi qu’aux auteur(e)s Beatrice Hibou et Moⵃamed Tozy qui ont tissé cet ouvrage.
[2] Le retour aux études des différentes branches de l’histoire (principalement l’histoire sociale, économique, globale, etc.) permet à différents chercheurs d’effectuer des comparaisons utiles pour forger ou discuter leurs concepts et hypothèses théoriques. La mobilisation de travaux historiques apparaît clairement dans des ouvrages récents d’auteur(e)s provenant de disciplines différentes comme celui de l’économiste hétérodoxe Thomas Piketty (Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019) ou des sociologues Claire Lemercier et Pierre François ( Sociologie historique du capitalisme, Paris, La Découverte, 2021).
[3] Il faut toutefois noter ici l’importance du travail emblématique de Paul Pascon sur la maison commerciale d’Iligh dans le Tazeroualt ainsi que les terrains de recherche qu’il a menés dans différentes zones géographiques : le Haouz dans la région de Marrakech, les Beni Boufrah dans le Rif, Jerada dans l’Est, dans le Sud-Est, etc.
[4] J’ai voulu mettre ici en évidence le terme amazighe ⴰⵥⵟⵟⴰ (aZTTa) plutôt que les termes français (réseau), arabe (شبكة chabaka) ou anglais (network) car il signifie littéralement l’opération de tissage qu’on retrouve dans le titre adopté par les auteur(e)s Tisser le temps politique au Maroc .
[5] Il apparait également dans le cœur du texte comme ici: « De fait, ce n’est qu’en tenant en compte l’imaginaire de l’Etat que l’on peut comprendre que la réforme des agents d’autorité, pensée par un diplômé X-ponts sur le modèle des corps français, ait “oublié” d’intégrer les cheikhs et les moqaddem, que des ingénieurs issus des plus grandes écoles internationales revendiquent le titre de khadim (serviteur du prince), ou que le patron de Royal Air Maroc, qui applique pourtant avec conviction les règles du management le plus radical pour redresser la compagnie nationale, trouve normal d’accompagner lui-même ses avions mobilisés par le roi et se reconnaisse, même en plaisantant, dans la figure du “caïd du haras” décrit par Ibn Zaïdane. » (p. 116-117, c’est moi qui souligne).
[6] Castoriadis C. (1990), La Société bureaucratique, Paris, C. Bourgeois.
[7] « L’imaginaire selon Cornélius Castoriadis », texte de Sébastien Chapel. Il s’agit d’une revue de lecture d’un texte inédit de Castoriadis intitulé L’imaginaire comme tel publié en 2008 chez Hermann (texte annoté et présenté par Arnaud Tomès). Source : https://laviedesidees.fr/L-imaginaire-selon-Cornelius.html (consulté le 1/03/2021).
[8]Abderrahim Bouabid en parle ainsi : « La siba ne signifie pas nécessairement séparatisme ; elle peut aboutir à cela dans les faits, mais pas à dessein. Elle exprime avant tout un désir de justice. Échapper à l’impôt, jugé écrasant, et avoir la liberté de choisir ses propres dirigeants : voilà le programme de toute siba. » (Laroui 2016, 24). Propos recueillis par Abdellah Laroui dans son livre : Le nationalisme Marocain, Casablanca, Centre culturel du livre/La croisée des chemins.
[9] Il s’agit d’un territoire à la fois imaginaire et réel qui se situerait sur de hautes-terres plus ou moins sur des territoires du sud-est asiatique chez des peuples qui ont souvent résisté aux tendances centrifuges des pouvoirs centraux et à leur volonté de ponction fiscale.
[10] Chapitre que j’ai rédigé sur l’histoire économique de cette région intitulé « Les transformations socio-économiques dans le Sous », à paraître fin 2021 dans l’ouvrage collectif Regards croisés sur les sociétés amazighes , Rabat, IRCAM.