Alison Baker, Voices of Resistance. Oral Histories of Moroccan Women, New York, State University of New York Press, 1998
Le livre d’Alison Baker est le produit d’un constat : celui de l’absence d’écrits historiques relatifs aux rôles joués par les femmes marocaines dans la résistance à la colonisation française entre les années 1930 et 1950. D’emblée, le ton est donné. En historienne orale, Baker[1] commence sa préface avec les mots d’Oum Keltoum El Khatib, qui a participé au mouvement national dans la ville de Casablanca durant les années 1940 et 1950 :
« Rares sont les étrangers qui connaissent le Maroc… Les gens n’étudient pas l’histoire du Maroc… et d’aucuns ne savent grand ’chose à propos de la femme marocaine. Même au Maroc, presque personne ne connaît la femme marocaine » (xvii).
Cette mise en avant du constat initial par la voix d’une femme est ensuite étayée par un détour sur la production historique académique pour la période 1930-1950. Baker y découvre une histoire du nationalisme marocain qui se décline encore au masculin. Quelques rares travaux sur le mouvement d’indépendance citent Malika El Fassi comme l’unique femme signataire du manifeste de l’indépendance (11 janvier 1944), quoique l’historien américain John Halstead (Rebirth of a Nation) ne la mentionne guère dans sa liste des nationalistes signataires. Pratiquement rien n’a été écrit sur les organisations féminines des partis politiques, sur les rôles des femmes dans le mouvement des écoles libres, et l’action sociale ou les femmes dans la résistance armée. Pourtant, dit-elle,
« j’avais entendu des histoires de femmes qui avaient participé activement, même héroïquement, dans la lutte pour la libération nationale, et j’ai vu tout autour de moi les changements dramatiques dans la vie des femmes d’une génération à l’autre. Je me doutais bien qu’il pourrait y avoir une relation entre ce que les femmes avaient réalisé dans le mouvement pour l’indépendance et le changement social rapide que je voyais autour de moi » (p. xix).
Donner la parole aux femmes : célébration versus objectivation
A partir de ces constats, Baker définit ainsi ses objectifs :
« J’ai voulu laisser les femmes Marocaines parler par elles-mêmes, que leurs voix soient entendues et introduire le lecteur américain à un moment particulier de l’histoire et d’un groupe particulier de femmes musulmanes. Ces femmes sont des conteuses et elles ont vécu un moment d’effervescence. En participant à la lutte contre le colonialisme français, elles ont aussi défié et redéfini les idées traditionnelles marocaines sur les rôles des femmes dans la société. Les narrations des femmes reconstruisent l’histoire peu connue du féminisme et du nationalisme marocains et nous introduisent dans les vies d’un groupe remarquable de femmes musulmanes dont les voix n’ont jamais encore été entendues » (xvii).
Dans l’introduction du livre, Baker explicite son intérêt et sa fascination pour les contes populaires marocains du passé qui comptent dans leur répertoire des figures de femmes héroïnes fortes et intelligentes déjouant les positions d’autorité des hommes pour obtenir gain de cause. Pour Baker, c’est à l’opposé des beautés dormantes et autres héroïnes passives des contes occidentaux (p.5).
Cette fascination pour les traditions orales des femmes marocaines s’est vite déplacée vers une fascination des récits que lui dévoilaient les femmes marocaines sur leur active participation au mouvement d’indépendance du pays. Baker passera finalement plus d’une décennie au Maroc pour écrire ce livre Voices of resistance et réaliser un film documentaire (Toujours prêtes : 3 femmes de la résistance marocaine) en collaboration avec le réalisateur marocain Hakim Belabbès, sorti la même année que le livre, en 1998. Pour ce faire, elle a collectionné des histoires, des témoignages et des récits des femmes entre janvier 1992 et novembre 1996. Elle a réalisé ce travail avec la coopération du Haut-Commissariat de la Résistance, qui dénombre officiellement 300 femmes ayant participé à la Résistance (contre 30.000 hommes), l’Institut de Recherche de l’Université Mohammed V et d’autres chercheurs qu’elle remercie dans sa préface.
Le livre offre une rare occasion d’entendre des femmes marocaines parler librement de leur vie personnelle et leur participation à l’indépendance de leur pays. Son but ultime a été de ressusciter la voix de ces femmes, oubliées de l’histoire du nationalisme marocain ; les faire sortir de l’ombre et ainsi combler les « silences » de l’histoire des mouvements nationaliste et féministe au Maroc. Et sa démarche se veut délibérément comme un acte de célébration, empreint de beaucoup d’empathie :
« J’ai essayé d’écrire un livre qui va constituer un ajout à la littérature sur l’histoire marocaine et l’histoire des femmes mais qui soit accessible au grand public et non conventionnellement académique. Je n’ai pas essayé de maintenir une distance critique ou une objectivité académique dans le rapport avec les femmes elles-mêmes. Le livre est dans son ensemble et de manière délibéré un acte de célébration. J’aime et j’admire ces femmes, et j’ai écrit pour célébrer leurs vies extraordinaires et leur contribution au mouvement de l’indépendance marocaine » (p. xx).
En choisissant de restituer les voix de ces femmes, Baker avoue en occulter, à son tour, d’autres voix et d’autres histoires :
« Bien sûr en focalisant sur les histoires de plusieurs femmes du mouvement national et de la résistance armée, le livre laisse de côté d’autres histoires, d’autres points de vue. Nous n’avons pas beaucoup entendu des hommes, et rien entendu de la part des colonisateurs, des Marocains qui ont travaillé avec eux, ou des groupes minoritaires comme les juifs Marocains ou les Algériens vivant au Maroc. Nous n’entendrons rien des femmes rurales (femmes du Rif, Moyen atlas ou les Ait Baamrane du Sud), la population que plusieurs marocains considèrent comme les vrais combattants de la résistance » (p.xx).
L’ouvrage est structuré en quatre grandes parties. Dans l’introduction et la conclusion, c’est la voix de Baker qu’on « entend ». Dans la riche introduction[2], elle définit ses objectifs, revient sur son accès au terrain, contextualise et définit sa méthodologie. Elle y présente également les principaux résultats de ses interviews qu’elle expose dans les deux grandes parties du livre sous forme de « voix de femmes ». Elle y pose également des questionnements larges relatifs à la problématique de l’histoire orale. Dans la conclusion[3], elle focalise sur la génération post-indépendance et nuance quelques-unes de ses idées en revenant sur la dynamique du féminisme marocain dans les années 1990.
L’auteure s’effacera dans les parties II et III pour laisser la place aux « voix des femmes ». Sa voix n’intervient qu’en notes de marges. L’auteure a trouvé cette façon astucieuse d’insérer sa voix et de la gérer pour mieux mettre en valeur les voix des femmes. Elle précise ainsi son idée :
« Ma stratégie de structuration du livre a été de laisser parler les femmes par elles-mêmes, présentant deux ensembles de voix au centre du livre (les femmes nationalistes in Partie II et les femmes dans la résistance armée en partie III). Ma propre voix d’auteure dans ces parties est muette et marginalisée en tant que commentatrice. Ainsi, dans les chapitres d’histoire orale, où les femmes ont autorité, nous écoutons leurs histoires et leurs opinions. Mes observations apparaissent dans les marges (dans partie I et IV ; dans les chapitres introductifs des parties II et III), pour fournir le contexte historique et culturel des interviews, et aussi pour parler de questions plus large d’histoire orale » (p. 5).
Pour mieux définir son approche, Baker opère une distinction entre la pratique des historiens et celle des anthropologues lorsqu’ils étudient les « femmes ». Elle constate que les historiens ont tenu les femmes à l’écart de leurs thèmes de recherche puisque les documents écrits occultaient la contribution des femmes à l’histoire. Pour Baker, « ceci est peut-être dû au fait que la tradition des femmes marocaines est généralement orale plutôt qu’écrite, et la plupart des historiens marocains considèrent les documents écrits comme uniques fiables et donc plus importants comme source » (p.3).
De même, la terminologie utilisée par les historiens semble « ségrégationniste » dans la mesure où ce que disent les hommes est nommé « témoignage oral » (oral testimony) alors que ce que disent les femmes est « juste des histoires» (à entendre, péjorativement, « histoires de bonnes femmes »). Les quelques rares chercheurs ayant étudié la résistance armée ont utilisé le témoignage oral mais ils n’y ont guère inclut des femmes parmi leurs informateurs. Par conséquent, « Les femmes ne sont reconnues ni comme des agents importants de l’histoire, ni comme des narratrices et interprètes fiables de l’histoire » (p.3).
Les anthropologues, de leur côté, s’intéressent plus au statut des femmes qu’à leur histoire. Les narrations et les récits de vie des femmes sont le plus souvent tournés vers la vie familiale. Or, Baker a entendu des récits de femmes ayant pris une part active au mouvement de résistance marocain et elle veut faire entendre ces narrations au lecteur américain pour lui présenter l’histoire de ce groupe spécifique qu’elle qualifie de « femmes musulmanes ».
Elle opte pour une démarche à l’opposé des pratiques et des historiens et des anthropologues. En choisissant de restituer la spécificité du passé et la complexité des processus de changement opérés dans le temps. Elle précise ainsi sa démarche :
« J’étais intéressée par les deux (les femmes et l’histoire) et spécialement les femmes comme actrices et interprètes de l’histoire. J’ai voulu savoir ce qui est arrivé lorsque les femmes marocaines ont assumé des « rôles d’hommes » dans le mouvement d’indépendance, de même qu’explorer la relation entre ce chapitre de l’histoire et les rôles des femmes dans le Maroc actuel » (pp. 3-4).
Femmes nationalistes versus femmes dans la résistance armée :
Alison Baker a établi une typologie des femmes par leur appartenance sociale. Elle distingue ainsi entre ce qu’elle appelle les « femmes nationalistes » et les « femmes dans la résistance armée ». Remarquons que l’adjectif « nationaliste » est utilisé uniquement pour la première catégorie. Dans cette opération, Baker ne s’écarte guère de la chronologie communément admise par l’historiographie nationaliste.
Plusieurs écarts différencient ces deux types de femmes : l’appartenance sociale, la socialisation, l’itinéraire militant, le récit et le ton de leur narration, et enfin le destin postindépendance.
Les femmes « nationalistes » sont issues de l’élite bourgeoise citadine, dont le noyau est situé à Fès. Voici la liste des sept femmes qualifiées de « nationalistes » :
– Noyau de Fès : Malika El Fassi (pionnière) et Zhor Lazraq (génération suivante).
– Mouvement des écoles libres de Salé : Rqia Lamrania et Fatima Benslimane
– Casablanca : Oum Keltoum El Khatib
– Tétouan : Amina Leuh et Khadija Bennouna
Alors que les femmes « dans la résistance armée » sont issues de familles modestes du prolétariat urbain récemment arrivées de la campagne et installées principalement à Casablanca (mais aussi rabat et Oujda). Elles sont également au nombre de 7 femmes, voici leurs noms :
– Fatna Mansar, Saadia Bouhaddou (Casablanca)
– Ghalia Moujahid, Aicha et Mina Senhaji (deux épouses d’un leader) – Rabat
– Zohra Torrichi et Rabiaa Taibi (Oujda)
Les femmes nationalistes présentent une certaine uniformité dans leurs narrations, un discours linéaire et continu ; reflet en quelque sorte de la linéarité de leurs cursus. Leur enfance les ayant préparées à l’engagement pour lequel elles ont opté. C’est ainsi qu’elles sont toutes issues de la bourgeoisie et leur accès à l’éducation était le moment de transformation de leur vie. Elles sont aussi presque toutes nées et socialisées dans des foyers nationalistes et avaient des pères très favorables à leurs aspirations scolaires. Elles parlent largement de leurs itinéraires. Leurs récits en relatant ces moments sont analytiques, leur ton est relativement impersonnel et plat (description de la tenue des réunions, mise en place des écoles, gestion de l’argent, etc.)
En revanche, les femmes de la résistance présentent un récit discontinu, avec des trous. Elles ont refusé de parler de leur enfance (dramatique, difficile), et de l’après indépendance (le retour à la normale ou à la « norme ancienne »). Elles considèrent leur implication dans la résistance armée comme le moment décisif de leur vie. C’est pour elles, une sorte de « renaissance », rejoindre « la famille de la résistance » devient un moment fondateur dans leurs récits. Le récit de leur expérience se veut une construction proche du mythe et s’inscrit dans l’histoire générale du pays.
Par ailleurs, ces récits des sept femmes de la résistance ont tendance à être plus vivants. Elles ponctuent leurs narrations avec des exclamations et beaucoup d’émotions. Elles utilisent volontiers le « je » centré. Elles considèrent leur adhésion à la « famille » de la résistance comme le moment décisif de leur vie. Elles ne se focalisent pas beaucoup sur leurs exploits (livraison d’armes, cacher les munitions, abriter les combattants etc.).
Après l’indépendance, le destin de ces deux catégories de femmes ne sera pas identique. Les femmes nationalistes ont continué à être présentes et à jouer un rôle important dans les domaines de l’éducation et du service social. Elles ont pour cela bénéficié de leurs expériences, de leur capital socioéconomique et ont continué à jouer un rôle de leadership dans les associations de protection sociale. A l’inverse, les femmes de la résistance ont vite retrouvé le chemin de la maison et des besognes domestiques. Elles ont subi le rejet et leurs contributions ont été banalisées parce que ces rôles n’ont pas été « publiquement connus », elles n’ont pu bénéficier de titre de résistantes.
Genre et construction des rôles :
Alison Baker considère qu’au-delà des différences entre les deux types de femmes, elles ont en commun la variable « gender » – un lien important compte tenu de l’idéologie dominante des rôles distincts et des espaces pour les hommes et les femmes (p.7). Il émerge des récits récoltés par Baker l’image de femmes engagées dans une sorte de « une double rébellion » : se rebeller contre l’occupation coloniale en même temps et de l’oppression et contre l’attitude restrictive de la société traditionnelle (p.4).
Parmi les thèmes récurrents dans les témoignages de ces femmes figure la manière avec laquelle leurs activités ont révolutionné leur image de soi et la manière dont sont perçues. L’une d’elles a raconté qu’étant enfant elle avait vu une photographie d’une femme palestinienne portant une arme dans un journal local. A l’époque, l’image était en total contradiction avec ses définitions de la féminité qu’elle en a conclue que cette personne devait appartenir à une catégorie liminale, ni homme ni femme. Lorsqu’elle a assumé son nouveau rôle, dans la résistance armée, elle s’est rendu compte de sa capacité et celle des autres femmes à être vues comme des personnes authentiques, actives, dignes de confiance, courageuses et capables de renverser déconstruire la supposition de suspicion et d’infériorité. (pp.37-38).
De par leur active participation dans le mouvement nationaliste et la résistance armée, les deux groupes de femmes sont allées au-delà des rôles traditionnels :
« Les femmes nationalistes ont déjà créé une révolution et un scandale en tant que les premières filles qui ont fréquenté l’école, surtout si elles y restent après leur puberté. En arpentant les rues pour aller à l’école ; en fréquentant l’école et en accédant à la même éducation que les garçons, ces femmes sont sorties de leur isolement, et ont brisé la ségrégation spatiale (les espaces de la femme confinés à la maison et ceux de l’homme sont la rue et l’école). (p.8).
Elles ont par la suite assumé de nouveaux rôles dans le cadre des associations féminines des partis politiques, la mobilisation et l’organisation d’actions avec d’autres femmes.
De leur côté, les femmes ayant rejoint la résistance armée ont assumé des rôles actifs et militants, en collaboration avec les hommes. Les missions accomplies pour la résistance les ont, non seulement, fait sortir de l’isolement ; elles les ont aussi mises dans des situations périlleuses, voyageant sur de longues distances par elles-mêmes, portant des messages et des armes, et même montant des bombes. Plusieurs de ces femmes définissent ces rôles comme « des rôles d’hommes » qu’elles endossaient dans la résistance. Une des figures féminines de résistance casablancaise, Fatima Roudania, est décrite comme habillée en vêtements pour hommes, pantalons de golf à jambes larges et une couverture de tête d’homme (p.8).
Contrairement à cette perception des femmes résistantes quant à leurs rôles « d’hommes », les hommes de la résistance, eux qui occupaient les rôles de leadership au sein des différentes organisations, considèrent l’action des femmes comme une simple extension de leurs tâches traditionnelles (préparation des repas, soins infirmiers et sanitaires, etc.), une sorte de continuité des rôles féminins traditionnels de la sphère privée dans la sphère politique. Une telle perception minimise alors les contributions des femmes (8-9).
Baker souligne que même si les rôles traditionnels ont été ainsi culbutés, et la ségrégation spatiale transgressée, la vie a repris son cours une fois la lutte anticoloniale aboutie. C’est ainsi qu’au lendemain de l’indépendance, les contributions des femmes n’étant plus considérées nécessaires, elles n’ont pas été encouragées à poursuivre la réalisation de leur potentiel. Par conséquent, elles sont retournées à une situation d’invisibilité, renforcés par le refus de reconnaissance officielle de leur statut de « résistantes » par le gouvernement marocain en raison de leur manque de participation « publique » et, par l’absence de corroboration masculine de leurs rôles.
Baker pointe du doigt par la suite l’idée que les réformes d’émancipation ultérieures seront portées par le roi (symbole), et les pères et grands -pères des femmes concernées ayant décidé de les scolariser. Ces processus, note Baker, ne sont donc pas le produit des rôles assumés par les femmes dans leur mouvement de lutte. Toujours en rapport avec cette idée, Baker a noté que les femmes de la résistance ont insisté sur l’idée que tout ce qu’elles ont fait était pour « leur roi, leur patrie et Dieu ». C’était un jihad, et leur courage exceptionnel était inspiré de Dieu. Et d’ailleurs, les femmes interviewées parlent de l’ensemble de leurs vies avec des termes qui s’apparentent à un vaste objectif moral. Chacune de leurs actions (y compris le mariage) est assumée pour servir Dieu ou le nationalisme, et jamais comme une action émancipatrice à part.
Ce constat d’échec des luttes féministes est quelque peu nuancé à la conclusion du livre. Baker y revient sur la génération ultérieure aux femmes rencontrées et y considère l’état des lieux (de l’époque, 1998) de ce qu’elle qualifie de « mouvement féministe » au Maroc. Les changements remarqués dans l’espace public (présence des femmes dans les universités, les rues, les lieux de travail, etc.), donnent une image de processus dynamiques. Et malgré le retour « à la normale », des femmes interviewées, Baker note que leurs actions ont engendré une prise de conscience « permanente » auprès des générations ultérieures.
Remarques :
L’œuvre que Baker a accomplie dans ce livre et dans le documentaire participe de la célébration des femmes. Elle l’avoue clairement, son but n’est pas académique. Même si cependant, les collecte de récits constitue désormais une source riche pour la recherche universitaire soucieuse d’enrichir la documentation susceptible d’éclairer le passé.
C’est avec beaucoup d’empathie et d’ouverture qu’elle a « écouté » les femmes raconter leurs histoires. La pratique de l’histoire orale est un processus dynamique et interactif complexe. Baker avoue qu’elle a fait de l’histoire orale sur le tas, elle n’en avait pas fait l’étude avant d’entamer son terrain. Sa première rencontre avec les femmes était dans un contexte de groupe (focus group), et une grande partie de ces matériaux de récits proviennent de ces séances de contes en groupe. Elle dit avoir recueilli plusieurs versions de ces récits mais ne nous dit pas laquelle version elle a publié, ni ses critères de choisir et/ou d’écarter telle ou telle version.
Malgré le déferlement de la parole féminine, il ne s’agit pas d’un simple recueil de récits de vie. Baker utilise aussi d’autres sources, complémentaires, à l’histoire orale. Elle a ainsi puisé dans les biographies des dossiers du Haut-Commissariat de la résistance, dans les publications historiques, des interviews déjà publiées, des extraits des focus group, des chants et poèmes, de la littérature, des photographies, etc.
Le film documentaire « Toujours prêtes : 3 femmes de la résistance marocaine » que Baker a réalisé en collaboration avec le réalisateur marocain Hakim Belabbès (1998) se veut un document complémentaire du livre. En fait, le documentaire multimedia rend le livre plus vivant (via l’image, la parole et la gestuelle des femmes). Il dure 51 minutes et ne reprend pas l’ensemble des récits de femmes citées dans le livre. Il relate et restitue essentiellement les récits de trois femmes de la catégorie des femmes dans la résistance : Fatna Mansar et Saadia Bouhaddou (Casablanca), Ghalia Moujahid (Rabat).
L’histoire orale détenue par ces femmes est émouvante, en restituant leurs actions, elles s’exaltent, fondent en larmes, mais à aucun moment, elles ne regrettent : « si c’était à refaire, je le referai » (déclare Ghalia Moujahid dans le documentaire. D’où le titre « Toujours prêtes » (Still ready).
Le fait d’accompagner l’ouvrage par un documentaire interpelle l’idée de diffusion et de vulgarisation de l’histoire. Mais pour quels publics ? Paradoxalement, ce droit de cité des femmes revendiqué haut et fort par l’auteure n’a pas eu de place au Maroc. Le livre n’a été traduit ni en français ni en arabe. Et d’ailleurs, l’auteure elle-même dit que son livre est destiné au public américain. De même, le documentaire, en darija (dialectal marocain) et sous-titré en anglais, n’a pas été largement diffusé, il a été projeté dans quelques cercles comme « Dar America ».
Si les autres textes anthropologiques se focalisent et mettent en avant l’observation, c’est-à-dire, le « regard » ; ici, c’est la « voix » à « écouter » qui est mise en valeur. L’ouvrage de Baker interpelle notre capacité à « écouter » et à nous assurer de tout écouter, y compris les choses qui ne semblent guère coller à nos cadres théoriques.
[1] Alison Baker, se présente comme écrivaine, productrice et historienne orale américaine. Elle a un doctorat en Histoire et études asiatiques de l’Université de George Washington (dans les années 1970). Elle a enseigné à l’université de New York. Et a également enseigné et vécu au Maroc durant une dizaine d’années à partir de 1990. C’est durant son séjour au Maroc qu’elle a réalisé son terrain auprès des femmes marocaines ayant participé à la lutte anticoloniale en récoltant leurs paroles : « J’ai commencé le voyage en 1990 en tant que directrice académique d’un programme d’études à l’étranger pour les étudiants américains. Avec le temps, j’ai appris à connaître un bon nombre de jeunes femmes marocaines… Parfois, je leur rendais visite chez elles et parlais à leurs mères, les femmes de mon âge (début de la cinquantaine ou un peu plus). J’ai découvert que la plupart de ces femmes âgées n’avaient pas été à l’école, et que beaucoup d’entre elles étaient analphabètes. La plupart avaient été mariées alors qu’elles étaient encore dans leurs premières années d’adolescence. Je me demandais ce que ces mères et ces filles se disaient, si elles partageaient leurs expériences. Existe-t-il une tradition orale qui aurait été transmise d’une génération à l’autre? J’ai commencé à poser des questions sur la narration dans les familles, en particulier les contes et les histoires sur le passé » (xviii).
[2] Pp. 3-39 : avec les titres suivants : Histoire orale au Maroc ; Nationalisme et féminisme dans l’histoire marocaine ; Colonialisme, conflits et indépendance.
[3] Pp. 269-284.