Tristes tropiques marque un tournant dans la carrière de Claude Lévi-Strauss. Sa publication intervient après son échec pour entrer au Collège de France1. Ce texte lui permet en quelque sorte de faire le bilan. En effet, depuis «Les Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss avait navigué un peu à vue à la recherche d’un second souffle sur le plan scientifique» (Désveaux, 2009 :3). De plus, le bilan concernait aussi l’expérience de Lévi-Strauss en tant qu’idéologue à l’UNESCO2. C’est la publication de Tristes tropiques qui contribue à sa célébrité au-delà des milieux académiques : il devient un savant – mais aussi un «écrivain» – mondialement connu. Tristes tropiques est un texte inclassable3. C’est un récit fragmenté mélangeant à la fois autobiographie (histoire de la conversion de Lévi-Strauss à l’ethnologie, sa fuite aux USA en 1941), ethnographie (missions ethnographiques dans le Brésil central ; souvenirs de l’Asie4), états d’âmes et réflexions diverses (art, littérature, voyage, religions, métier d’ethnologue, méfaits de la colonisation, sens de la civilisation…). L’on est presque dérouté par cette pluralité de sujets traités. Claude Lévi-Strauss (CLS) dira lui-même de son œuvre qu’il s’agit d’une «école buissonnière»5, une sorte de pause, de halte dans ses travaux scientifiques comme si trop de rigueur dans les travaux scientifiques précédents l’a conduit à «se lâcher» dans celui-ci, à «se confesser» usant à la fois de l’affect comme du «je». Ce qui touche à la problématique de l’écriture anthropologique.
Lévi-Strauss a rédigé ce livre après son travail ethnographique de terrain (environ 15 ans après). En cela, il ne déroge guère à une certaine tradition de la première génération des ethnographes (formée par Marcel Mauss à l’exigence de l’enquête de terrain, à l’Institut d’Ethnologie entre 1925 et 1939). Il s’agit de revenir du terrain avec «deux livres»: un travail savant sous forme de monographie (souvent une thèse consacrée à un aspect de la société observée durant le terrain et publiée dans une revue ou collection spécialisée) et un second texte qui ne respecte pas la forme canonique de l’ethnologie de l’époque et qui est publié dans une édition généraliste. Ce deuxième livre est une sorte de «supplément littéraire» pour reprendre une expression de Vincent Debaene6 qui a beaucoup réfléchi sur ces questionnements relatifs aux «deux livres de l’ethnographe». Pour Lévi-Strauss, Tristes tropiques, publié chez Poche dans la collection Terre Humaine est le «pendant littéraire» de sa thèse sur La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara (1948)7. L’on pourra avancer que la fonction de Tristes tropiques, cette autobiographie intellectuelle d’inspiration proustienne, aura été de faire le bilan scientifiquement parlant (en aiguisant sa réflexion8) mais elle a aussi servi d’expulsoir des questions morales9 qui taraudaient Lévi-Strauss au milieu des années 1950 (André Mary, 2009 : 4-5).
Dans le cadre de cette « rétrolecture » de Tristes Tropiques, mon propos sera de tenter de dégager la démarche ethnographique chez Lévi-Strauss. Cette entrée m’est venue comme une sorte de curiosité : pendant longtemps, la production anthropologique ne disait rien de la manière dont elle se fait. Les conditions de la recherche sur le terrain et les réflexions personnelles sont absentes du texte final. C’est comme si l’anthropologie relevait du génie personnel et ne s’apprenait pas. Que nous dit Lévi-Strauss sur la pratique ethnographique et que trouverait un apprenti anthropologue dans Tristes tropiques sur la manière de faire le terrain ? Loin de présenter des recettes du travail ethnographique, Lévi-Strauss parle de ses expériences et c’est à partir de là que nous tenterons de déceler quelques unes de ces conceptions du travail d’ethnographe. Il s’agira moins de résumer le tout que d’en donner quelques idées centrales. Je parlerai alors de trois points qui me semblent pertinents :
Qu’est-ce l’ethnographie ? quelles sont ses rôles et comment on devient ethnographe?
Le «terrain» et le «laboratoire»
La méthode d’écriture
1. Comment on devient ethnographe10
Dans la narration de son cheminement progressif vers l’ethnographie comme «planche de salut» (p-54)11 dont il ignorait tout, Lévi-Strauss nous raconte comment il est rebuté par la philosophie car desséchante pour l’esprit (p-53). Il s’intéresse par la suite à la sociologie qu’il part enseigner à l’université de Sao Paulo, et à l’ethnographie qu’il découvrit en étudiant le livre de Robert LowiePrimitive Society et qu’il pratiquera une fois au Brésil (1935-1938).
Pour Lévi-Strauss la conversion vers l’ethnographie s’est faite à mi-chemin entre hasard et tempérament personnel. Il relate les portraits des maîtres philosophes qui l’ont initié à la dissertation philosophique – stérile à ses yeux – ; ensuite ceux qui lui ont fourni l’occasion de voyager (Célestin Bouglé)12. Il rappelle aussi ses goûts personnels qui l’ont orienté vers l’ethnographie : passion pour la géologie, découverte admirative du marxisme13, et de la psychanalyse ; ces trois disciplines ayant en commun de professer que « comprendre consiste à réduire un type de réalité à un autre, que la réalité vraie n’est jamais la plus manifeste, et que la nature du vrai transparaît déjà dans le soin qu’il met à se dérober » (p-61). Il dit que l’ethnographie « comme les mathématiques ou la musique, […] est une des rares vocations authentiques. On peut la découvrir en soi, même sans qu’on vous l’ait enseignée » (p-57).
Dans le chapitre VI «Comment on devient ethnographe», Lévi-Strauss assigne trois fonctions à l’ethnographie. Il nous explique d’abord que seule l’ethnographie est à même de lui apporter une satisfaction intellectuelle dans la mesure où elle est une histoire qui parvient à rejoindre l’histoire du monde et celle de l’individu (p-62). Ensuite, l’ethnographie en étudiant l’homme, elle l’affranchie du doute «car elle considère en lui ces différences et ces changements qui ont un sens pour tous les hommes» (p-62). Et enfin, l’ethnographie tranquillise l’appétit inquiet et destructeur de son entrepreneur (i.e.CLS) et donne un sens à sa quête intellectuelle puisqu’elle garantie à sa réflexion «une matière pratiquement inépuisable, fournie par la diversité des mœurs, des coutumes et des institutions. Elle réconcilie mon caractère et ma vie» dit-il (p-62). L’esprit ethnographique s’acquiert avec le temps même s’il ne nous dit rien de la manière de cet apprentissage. Il évoque comment il passe de la « naïveté » du débutant qui observait tout passionnément «carnet en main, je notais seconde après seconde l’expression qui me permettait peut-être d’immobiliser ces formes évanescentes et toujours renouvelées» (p-67) à l’observateur «professionnel»: «J’ai appris depuis combien ces brefs aperçus d’une ville, d’une région ou d’une culture exercent utilement l’attention et permettent même parfois – en raison de l’intense concentration rendue nécessaire par le moment si bref dont on dispose – d’appréhender certaines propriétés de l’objet qui eussent pu, en d’autres circonstances, rester longtemps cachées» (p-66). Il a également appris que «la vérité d’une situation ne se trouve pas dans son observation journalière, mais dans cette distillation patiente et fractionnée…. Moins qu’un parcours, l’exploration est une fouille: une scène fugitive, un coin de paysage, une réflexion saisie au vol permettant seuls de comprendre et d’interpréter des horizons autrement stériles» (p-48).
Pour lui, l’ethnographie procède de la mission comme du refuge (p-57). C’est un refuge pour celui qui ne trouve pas sa place au sein de sa société, ou tout du moins qui est en rupture avec elle. L’ethnologue est capable de porter un regard éclairé sur les autres sociétés puisqu’il a lui-même vécu un premier déracinement par rapport à sa société (occidentale). Par ailleurs, Lévi-Strauss évoque, sans les distinguer, les trois termes suivants : ethnographie, ethnologie et anthropologie (et ce qu’il nomme «entropologie»). C’est dans Anthropologie structurale (1958), texte scientifique comme il se doit, dans lequel il tente une définition scientifique de la discipline, qu’il définira les trois concepts comme trois moments successifs d’une même discipline: ethnographie (observation et recueil de données); ethnologie (premières synthèses); anthropologie (synthèses et généralisations théoriques). Or ce découpage idéal ainsi défini hiérarchiquement et chronologiquement ne correspond guère à sa pratique effective ni à celles de ses pairs. Il différencie également la sociologie (étude de nous-mêmes) de l’anthropologie (étude des autres)14. L’anthropologie étant, comme il le dit à la fin de Tristes Tropiques, une «entropologie» néologisme construit à partir du phénomène physique de «l’entropie» inhérent à toute civilisation: «Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire “entropologie” le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration» (496). La mission «expiatrice» de l’anthropologie est de faire prendre à l’opinion publique une conscience aiguë des périls qui résultent de ces processus d’entropie (détérioration induite par l’explosion démographique et l’uniformisation culturelle – il ne parlait pas à l’époque de globalisation)15. 2) Le «terrain» et le «laboratoire» : Claude Lévi-Strauss distingue le «terrain» du «laboratoire». Le «terrain» étant le lieu de l’ethnographe où il collecte les données et le « laboratoire » le lieu du travail de l’ethnologue et de l’anthropologue. L’un ne peut aller sans l’autre. L’ethnographie c’est le support empirique de l’ethnologie. En effet, l’ethnographie consiste à collecter des faits et bouts de faits qui demeurent incompréhensibles s’ils ne sont pas interprétés dans un cadre ethnologique. Et vice-versa, sans le terrain, l’ethnologue est condamné à produire un discours vide, plat et dénué de sens. En ce qui concerne le terrain, Lévi-Strauss valorise l’éloignement et le détachement et la figure de l’observateur extérieur et distant. C’est l’ethnographe qui se rend dans des contrées lointaines16 pour rechercher l’inaltérable dans les sociétés «autres» avant qu’elles ne disparaissent. Il s’inscrit ainsi dans la lignée de M. Mauss, de Malinowski et Radcliffe-Brown qui «ont joué un grand rôle dans la redéfinition de l’anthropologie en tant que science de terrain où les anthropologues vont eux-mêmes dans des lieux éloignés et récoltent leurs propres données selon des normes professionnelles, plutôt que de s’appuyer sur des récits d’explorateurs, de voyageurs et de missionnaires. Aller faire du terrain, «être là» (Geertz 1996), est devenu un signe distinctif parmi les anthropologues, particulièrement en Grande-Bretagne» (Béteille, 2007: 126). Beaucoup de choses ont changé depuis. En effet, à l’époque, l’objet ethnographe par excellence qui est l’Autre était choisi parmi des sociétés autres sans tradition écrite et la relation ethnographique entre l’observateur et l’observé se faisait sans réciprocité intellectuelle17. Depuis la décolonisation, l’anthropologue ne passe plus par les autorités coloniales pour accéder au terrain. Et le nombre d’anthropologues «locaux» a augmenté, ces derniers assurent une réciprocité intellectuelle en répondant voire en critiquant les productions anthropologiques des anthropologues externes. De plus, «faire du terrain» sous le signe d’éloignement et de détachement a changé puisque les endroits reculés ont été investis par les touristes et autres18. Ceci a conduit l’anthropologue à faire du terrain dans sa propre société usant du même «Regard éloigné» (1983) pour reprendre le titre d’un autre livre de Lévi-Strauss. La conception de l’éloignement de l’ethnographe prônée par Lévi-Strauss explique la nécessité du voyage qualifié de «haïssable». Que signifie «voyager» pour lui? Il ne s’agit pas d’un simple déplacement du corps mais d’une aventure de l’esprit : «Il s’agit là de bien autre chose que d’une promenade ou d’une simple exploration de l’espace : cette quête incohérente pour un observateur non prévenu offre à mes yeux l’image même de la connaissance, des difficultés qu’elle oppose, des joies qu’on peut en espérer» (p-58-59). Par ailleurs, le voyage «s’inscrit simultanément dans l’espace, dans le temps, et dans la hiérarchie sociale» (p-92). Il différencie également le voyage de l’aventure. Celle-ci «n’a pas de place dans la profession d’ethnographe» elle n’a qu’un intérêt anecdotique. L’aventure serait «la servitude» (p-9) de l’ethnologue, puisque le terrain est avant tout un lieu «sérieux» de travail et de recherche. Cette prééminence assignée au terrain contraste avec cette première phrase célèbre de Tristes tropiques « Je hais les voyages et les explorateurs» (p-9) – qui est caractéristique de ce style d’écriture passionné osé ici par Lévi-Strauss. L’on est bien loin de l’empathie accoutumée dans l’écriture anthropologique. Cette déclaration de haine à l’encontre des voyages alors qu’il s’apprête à narrer ses propres expéditions n’est pas une boutade ni comme il tente de l’expliquer plus loin destinée aux marchands et aux consommateurs d’exotisme. Claude Lévi-Strauss n’aimait pas les expéditions. Son discours sur la prééminence de la relation au terrain et ses confessions dans Tristes tropiquescorrespondent à un moment de l’évolution de la discipline où la référence au terrain était devenue une nécessité à l’intérieur de la communauté des pairs. Une fois passé l’engouement de ses premières explorations, il préféra les bibliothèques. Lévi-Strauss est finalement bien plus anthropologue qu’ethnographe puisqu’il est resté au laboratoire et au « cabinet » qu’il n’est allé sur le terrain (ses expéditions à but ethnologiques décrites dans Tristes tropiques sont les seules dans sa carrière). On lui a trop souvent reproché de ne pas avoir respecté l’équilibre qu’il proclame entre la collecte de données sur le terrain et leur analyse au laboratoire. C’est pourtant à partir de ses enquêtes dans l’Amazonie des années 1930 que qu’il a composé la plupart de ses livres (Tristes tropiques ; Structures élémentaires de la parenté ; Anthropologie structurale ; Mythologiques et Saudades do Brasil). Lévi-Strauss décrit longuement les difficultés, les épreuves et les péripéties du terrain. Mais aussi ses désillusions et son amertume (colère, démoralisations, irritation, avortement ou échec du voyage, sombres pensées, empathie, virulence contre l’islam, bref «le dérèglement auquel des conditions anormales d’existence, pendant une période prolongée, soumettent l’esprit du voyageur» (p-458). DansTristes tropiques transparait clairement son «dégoût» du voyage ethnographique qui ne sert qu’à récolter quelques détails (un mythe, une règle de mariage nouvelle etc.) mais au prix de privations, de vaines dépenses et d’écœurante lassitude et de l’éloignement de chez soi (p-9). C’est là, à mon sens, où il rejoint le plus le Journal d’ethnographe (1967) de Malinowski dans la contribution à dissiper l’illusion de l’empathie de l’anthropologue avec l’Autre mais aussi les limites du travail ethnographique. En effet, la fatigue et surtout la lassitude empêchant d’être « bon ethnographe » transparaissent dans le récit de Tristes tropiques. Il en est ainsi par exemple lorsque Lévi-Strauss et ses compagnons rencontrent des groupes d’indiens «dont ils auraient pu faire l’ethnographie, s’ils avaient pu trouver un truchement – quelqu’un capable de parler leur langue, d’interpréter pour eux19 – ou plus banalement s’ils n’étaient pas déjà lassés de leurs pérégrinations et n’aspiraient pas tout simplement au retou » (Désveaux, 2009 : 7). De même dans le récit relatant les chants chez les Bororo, l’écoute « distraite » de Lévi-Strauss l’empêchera de faire son travail d’ethnographie : «Trop épuisé pour être bon ethnographe, je m’endormis dès la chute du jour d’un sommeil agité par la fatigue et les chants, qui durèrent jusqu’à l’aube» (p-253).
Le laboratoire : L’analyse des données et des faits collectés dans le terrain se fait dans le laboratoire. On change d’échelle entre les faits particuliers et le travail d’analyse à la recherche de règles ou de principes idéels. Lévi-Strauss ne dit presque rien sur ce travail de laboratoire. Par contre, en relatant sa fuite aux USA en 1941 pour échapper aux persécutions antisémites, il pointe cet exil américain comme un moment fondateur dans sa carrière. En effet, cet exil est en quelque sorte le «laboratoire» ayant servi au développement de sa réflexion et à la formation de son anthropologie structurale. Arrivé du Brésil armé de ses «documents d’expéditions», il s’installe pour quelques années à New York où l’anthropologie est la discipline de référence et où il rencontre la communauté des anthropologues américains les plus en vue (Boas, Kroeber, Lowie etc.): «autant d’auteurs qu’il avait lus à São Paulo une dizaine d’années auparavant lorsqu’il préparait ses expéditions ethnographiques et qui deviennent d’un seul coup des collègues avec lesquels on peut discuter directement des problèmes théoriques les plus aigus» (Désveaux, 2009 :3). A son retour en France, Lévi-Strauss soutient sa thèse Les structures élémentaires de la parenté, qu’il publie en 1949. L’ouvrage est salué aussi bien en France qu’aux USA comme porteur d’une « révolution scientifique » (au sens de T. Khun) dans la mesure où Lévi-Strauss «relançait et étendait alors un paradigme naissant, seulement diffus en Europe dans l’entre-deux-guerres et dont le foyer originel était jusqu’alors confiné à la linguistique et peut-être aux mathématiques» (Jean pierre 2004 : 14). Il s’agit du structuralisme, le mot ne fait son apparition qu’en 1958. Le laboratoire est le lieu où se fabrique le sens. C’est dans son ouvrage «Regard éloigné» que Lévi-Strauss revient le travail journalier et laborieux de laboratoire sur le corpus des fiches élaborées d’après le matériau ethnographique. Il décrit ce travail comme une oscillation entre « bricolage » des matériaux disponibles et élaboration des modèles formels : «Comme les tableaux et les collages de Max Ernst, mon entreprise consacrée à la mythologie s’est élaborée au moyen de prélèvements opérés au dehors: en l’occurrence, les mythes eux-mêmes, découpés comme autant d’images dans des vieux livres où je les ai trouvés, puis laissés libres de se disposer au long des pages, selon des arrangements que la manière dont ils se pensent en moi commande, bien plus que je ne les détermine consciemment et de propos délibéré» (André Mary, 2009 : 10).
3) Le «je» dans l’écriture de CLS : Dans l’ethnologie classique, le «je» est cantonné au journal de terrain. On sépare autrement l’ «écrivain» de l’anthropologue. Les exigences canoniques de la science ethnologique réprimaient l’expression du sujet. Dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss s’autorise l’emploi du «je» à profusion alors qu’il affirme que le « moi est haïssable ». Son récit biographique autorise ce «relâchement» et l’usage de l’affect. Répondant à une commande, il le rédige en 6 mois rapidement comme «un péché» dit-on afin de vite retourner à sa rigueur scientifique. Il se libère ici en quelque sorte des schémas et diagrammes des Structures élémentaires de la parenté pour dévoiler ses affects et sa subjectivité. En cela, Tristes tropiques apparaît comme précurseur du mouvement de déconstruction et d’interrogation des anthropologues, dans les années 1980 aux USA notamment, sur leurs modes d’écriture et sur les interactions entre l’enquêteur et ceux qu’il étudie20. Vincent Debaene soutient que Lévi-Strauss, Leiris et autres ethnologues français des années 1930 étaient pris entre deux postulations: «d’un côté, au nom de l’objectivité et contre le pittoresque, ils revendiquent le caractère strictement documentaire de leurs travaux et n’oublient jamais de renvoyer à l’inventaire monographique et aux collections du musée, soucieux d’indiquer que leur discipline est à présent une science qui n’a rien de commun avec les récits des «littérateurs»; de l’autre, ils ne cessent de déplorer l’insuffisance de la pièce et son incapacité à restituer «l’atmosphère» de la société étudiée» (Vincent Debaene, 2009: 7). Et c’est cette double injonction (document, évocation) qui est en fait à l’origine du deuxième livre de l’ethnographe: «il s’agit de compenser le travail mortifère d’une science qui dévitalise son objet. Le supplément «littéraire» correspond à une tentative de restitution du «climat moral», de «l’atmosphère morale», de la «tonalité de la vie sociale que même le document le mieux établi est incapable de transmettre» (Vincent Debaene, 2009 :7).
De là cette écriture de Tristes tropiques mêlant ethnographie et littérature à laquelle aura encore recours Lévi-Strauss dans ses deux derniers livres : Regarder écouter lire (1993) et Saudades do Brasil21 (1994). Surtout ce dernier qui est une sorte de complément obligé à Tristes Tropiques. En effet, si dansTristes tropiques ne « colle pas » à ses carnets de terrain, il aura fallu attendre son dernier livre où on trouve «des reproductions de feuilles de carnets de terrain, agrémentées de croquis et d’autres transcriptions musicales. Les feuilles se superposent, agrandies en pleine page et présentées en négatif – comme le sont ailleurs des dessins caduveo et bororo. Ces pages sur fond noir servent à rythmer élégamment l’ouvrage, marquant le passage d’un chapitre à un autre. Elles peuvent suggérer du même coup qu’entre le travail de l’ethnographe et celui, achevé, de l’ethnologue ou de l’anthropologue, il y a une relation comparable à celle entre un négatif photographique et son tirage retouché» (Perrin, 2003: 298).
Références
1- C. Lévi-Strauss a échoué deux fois au Collège de France (1949 et 1950). Il y est reçu finalement en 1958.
2- L’organe onusien ambitionnait de lutter contre le racisme et ce au moyen d’un «développement culturel de l’homme»: «Il s’agit non seulement de rejeter tout fondement biologique à la différence entre les hommes, mais également d’instaurer un dialogue entre les cultures, lequel doit être fondé sur leur parfaite connaissance mutuelle et égalitaire» (Désveaux, 2009 :3). Pour plus de détails voir le texte de Abderrazak Douaï.
3- Rappelons par exemple qu’à sa publication en 1955, le jury du prix Goncourt voulait l’honorer comme «œuvre littéraire» mais il a dû y renoncer puisque le livre n’est finalement pas «un ouvrage d’imagination». Quelques temps après, l’auteur de Tristes tropiques se voit décerner un prix «La première Plume d’or» destiné à récompenser le meilleur récit de voyage ou d’aventures de l’année. Or Claude Lévi-Strauss [1908-2009] qui «hait les voyages et les explorations» l’a décliné.
4- Il s’agit des voyages qu’il a entrepris en Inde et au Bengale en tant qu’expert pour l’UNESCO. 5- «Pour une fois dans ma vie, j’ai eu envie d’écrire tout ce qui me passait par la tête et comme ça me passait par la tête, et de fait Tristes tropiques a été écrit très vite en 4 mois, c’est une sorte d’école buissonnière, que je me suis permis de faire pendant quelques mois» (http://www.arte.tv/fr/Les-mercredis-de-l-histoire-/2924344.html ; page consultée le 2 juin 2010). 6- Dans sa thèse Les deux livres de l’ethnographe, L’ethnologie française entre science et littérature (2004), Vincent Debaene s’interroge sur le pourquoi d’un deuxième livre, sa fonction, ses rapports avec les travaux savants écrits en parallèle. C’est Vincent Debaene qui a coordonnée l’édition des OEuvres de Claude Lévi-Strauss dans la Bibliothèque de la Pléiade.
7- L’autre cas célèbre c’est Michel Leiris qui a écrit, d’une part, L’Afrique fantôme (1934) et, d’autre part, La Langue secrète des Dogons de Sanga (1938).
8- «[…]armé d’interrogations issues de la linguistique et de l’étude des systèmes de parenté, Lévi-Strauss allait à la quête de sociétés «primitives», «indigènes» et «menacées de disparition» avec, comme préoccupation, la préservation de la diversité humaine. Cherchant à montrer les fondements communs de la vie en société, il fit d’importantes objections en ce qui concerne l’évolutionnisme alors dominant au Brésil» (Rivron, 2003 : 305-306).
9- Dans le cadre de sa mission auprès de l’UNESCO, des questions notamment sur le racisme et l’histoire
10- Pour reprendre le titre du chapitre VI de Tristes tropiques, édition Pocket (2001).
11- Les références suivantes de Tristes tropiques sont paginées dans l’édition Pocket (2001).
12- Son appel téléphonique: «Avez-vous toujours le désir de faire de l’ethnographie? –Certes – Alors, posez votre candidature comme professeur de sociologie à l’Université de Sao Paulo. Les faubourgs sont remplis d’Indiens, vous leur consacrerez vos weekends» (p-47).
13- «Marx a enseigné que la science sociale ne se bâtit pas plus sur le plan des événements que la physique à partir des données de la sensibilité : le but est de construire un modèle, d’étudier ses propriétés et les différentes manières dont il réagit au laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations à l’interprétation de ce qui se passe empiriquement et qui peut être fort éloigné des prévisions» (p-60).
14- (Béteille, 2007: 117).
15- «L’ethnologie se voit donc confier par Lévi-Strauss une éventuelle fonction rédemptrice en tant qu’elle peut éveiller des consciences et transmettre aux hommes trop puissants de la civilisation mondiale le message de sagesse que leur adresse, de l’autre pôle de l’histoire, l’humanité dite primitive, broyée par la marche impitoyable de la globalisation. C’est en opérant en son for intérieur une véritable révolution morale, nécessaire pour établir une nouvelle alliance entre lui et le reste de la création, que l’être humain pourrait changer le cours de l’histoire et échapper aux périls et à la déchéance qui le guettent» (Stoczkowski, 2010).
16- «Nul anthropologue n’a plus que Lévi-Strauss évoqué avec autant de ferveur l’enchantement des territoires éloignés : on n’écrirait plus Tristes tropiques aujourd’hui, en tout cas pas un anthropologue. Le monde a changé au cours des soixante dernières années, parfois de manière irréversible» (Béteille, 2007 :126).
17- «Non seulement les anthropologues partaient pour étudier l’Autre, mais ils choisissaient d’étudier des autres sans conscience ou tradition écrite de débat intellectuel et de discussion. Dans ces circonstances, la réciprocité intellectuelle est difficilement possible» (Béteille, 2007 : 127).
18- «Quelle que soit l’attirance que peut avoir l’anthropologue (ou son lecteur) pour les charmes des lieux reculés, «être là» ne signifie pas la même chose aujourd’hui qu’à l’époque de Malinowski, ou même à l’époque de Evans-Pritchard et de Lévi-Strauss. Les endroits où les anthropologues aimeraient faire du terrain ont maintenant été envahis par les touristes, et il est probable que des journalistes ou des écrivains-voyageurs dotés de rudiments d’anthropologie se soient déjà rendus sur les lieux» (Béteille, 2007: 127).
19- Tout au long de son récit, CLS n’aborde pas la problématique de la traduction (apprentissage de la langue du terrain ou se servir d’un interprète) ni de la traduction des mots locaux.
20- Voir Clifford Geertz, Works and Lives: the anthropologist as author (1988).
21- Dans ce livre d’images exhumées d’un autre temps, des photographies de ses expéditions de 1938, les introductions ou les légendes accompagnant les documents photographiques avec une écriture d’une grande «beauté littéraire» (Perrin, 2003 : 295)
Bibliographie : Lévi-Strauss C., Tristes tropiques, Paris, Pocket, 2001.
Debaene Vincent., L’Adieu au voyage. Littérature et Anthropologie en France au XXe siècle. URL : http://www.paris-iea.fr/index.php?option=com_k2&view=item&id=12:pr-adieu-au-voyage&Itemid=100005&lang=fr (page consultée le 2 juin 2010).
Conley T., « Le métier d’écrire », L’Homme, 2008/1-2, N° 185-186, p. 333-342. Wiktor Stoczkowski, « L’anthropologie rédemptrice de Claude Lévi-Strauss » inEtudes, 2010/4 (Tome 412), pp. 485-495. Rivron V., « Un point de vue indigène ? Archives de l’“expédition Lévi-Strauss” », L’Homme, 2003/1, N° 165, p. 301-307.
Perrin M., « Regards croisés. La photographie, entre donnée et emblème »,L’Homme, 2003/1, N° 165, p. 291-299.
Référence électronique : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LHOM&ID_NUMPUBLIE=LHOM_165&ID_ARTICLE=LHOM_165_0291
Béteille A., « Être anthropologue chez soi : un point de vue indien », Genèses, 2007/2, N° 67, p. 113-130.
Jeanpierre L., « Une opposition structurante pour l’anthropologie structurale : Lévi-Strauss contre Gurvitch, la guerre de deux exilés français aux Etats-Unis »,Revue d’histoire des sciences humaines, 2004/2, N° 11, p. 13-44.
André Mary, « In memoriam Lévi-Strauss (1908-2009) », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 148 | octobre-décembre 2009, mis en ligne le 01 janvier 2010. URL : http://assr.revues.org/index21483.html