Mohammed Said El Mortaji, Trésors cachés des Jbala ; A la rencontre du patrimoine culturel d’Ahl Srif, Editions Bouregreg, 2023
“Trésors cachés des Jbala : à la rencontre du patrimoine culturel des Ahl Srif” offre un panorama riche de la culture matérielle et immatérielle des Ahl Srif, habitants d’un groupe de villages situés dans la partie occidentale des Jbala, non loin de la ville de Ksar el Kébir. Cet ouvrage représente le fruit de nombreuses années de travail sur le terrain, entamées par l’auteur en tant qu’étudiant à l’Institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine (INSAP) en 1997 et qu’il poursuit encore aujourd’hui. En complément de ses propres observations, Mohammed Saïd El Mortaji apporte une analyse critique des écrits existants, principalement issus de la période du protectorat, ainsi que des travaux plus récents et des études générales. Sa familiarité avec les pratiques et le langage locaux transparaît dans son travail, qui offre des données significatives tant pour les dialectologues que pour les folkloristes. Une écoute attentive et une attention particulière aux spécificités locales se manifestent à travers ses recueils de données lexicologiques, ainsi que de dictons et de chants de la région.
L’intérêt qu’il porte aux aspects matériels de la vie quotidienne transparaît également dans son attention minutieuse aux détails et aux spécificités locales. Mohammed Saïd El Mortaji accompagne ses descriptions détaillées d’ustensiles agricoles locaux et d’autres objets du quotidien deprécieux dessins et photographies. Tout au long de cet ouvrage, sa réceptivité à la diversité et à la variété s’exprime clairement. Il observe avec sensibilité et met en valeur le rôle des femmes dans ces communautés locales, en soulignant leurs contributions dans les domaines de la cuisine, du textile, des chants et de la poésie.
Les pages de son ouvrage sont imprégnées d’un amour profond et sincère pour les Ahl Srif, dévoilant ainsi sa grande appréciation de la culture locale. L’ouvrage de Mohammed Saïd El Mortaji est empreint d’un attachement profond et sincère à la communauté des Ahl Srif, témoignant de son immense respect et de son appréciation pour la richesse de leur culture. Cet engagement transparaît non seulement dans la finesse de ses descriptions des pratiques locales, mais aussi dans les témoignages de ses collègues et amis, qui soulignent son approche humaine et collaborative. Chercheur de terrain par excellence, il se distingue par sa modestie et son souci du partage des savoirs, loin d’une posture académique distanciée. Un exemple éloquent en est sa participation à un colloque scientifique à Rabat en pleine pandémie, où, plutôt que d’asseoir son autorité par un discours académique classique, il a choisi d’inviter un maître musicien à s’exprimer aux côtés des universitaires. Ce geste illustre sa volonté de valoriser les savoirs incarnés et de donner une place centrale aux acteurs locaux, et, il interroge ainsi les cadres conventionnels de la recherche académique en plaçant les acteurs locaux au cœur de la production et de la transmission des connaissances.
L’auteur ne se fait pas le porte-parole de quiconque, mais, en tant qu’amateur de la culture locale, il s’est efforcé de consigner les pratiques et adages aussi fidèlement que possible, laissant ainsi la place prépondérante aux habitants eux-mêmes sur la scène culturelle.
Bien que l’auteur, en tant que Kasraoui (de Ksar el Kébir), soit un citadin, il reste proche de la population locale, s’efforçant de présenter une vision de l’intérieur. Son honnêteté intellectuelle le pousse à signaler les limites de ses connaissances, comme en témoigne le fait qu’il ne pénétrait pas discrètement dans la chambre à coucher des habitants, par respect. Ces derniers apportaient à l’extérieur les objets principaux, notamment les célèbres meubles peints tels que le sanduq, pour les faire photographier, tout en décrivant au chercheur l’organisation spatiale de la partie privée de la maison.
Une partie significative de l’ouvrage est consacrée à la musique et à la danse de Bajlud, pour lesquelles le village de Jahjouka a acquis une notoriété mondiale depuis les années 1960. La description détaillée offre une documentation riche sur les formes d’expressions culturelles que l’État marocain souhaite voir reconnues en tant que patrimoine mondial. Mohammed Saïd El Mortaji décrit également la relation intime avec les croyances locales en matière de guérison et de religion.
En dépit de certaines affirmations émanant d’acteurs locaux et d’admirateurs étrangers, attribuant à ces pratiques des racines très anciennes, presque préhistoriques, cet ouvrage démontre que la musique et les danses ont une histoire et une dynamique propres. Elles résultent, dans une certaine mesure, des échanges entre la population locale et les visiteurs étrangers, ainsi que des voyages des musiciens dans divers lieux à travers le monde, de Londres à Tokyo. Ces histoires d’hybridité comprennent des confrontations entre groupes locaux, peut-être préfigurées par la division duale mentionnée dans les sources historiques. Avec retenue, Mohammed Saïd El Mortaji évoque les débats actuels dans la société de la région, où de nombreux habitants honorent la musique de leur communauté, tandis que d’autres la contestent et la critiquent en se référant à de nouvelles interprétations de l’islam.
Il est intéressant de constater que Mohammed Saïd El Mortaji choisit de se concentrer sur les aspects positifs plutôt que sur les conflits et les luttes. Il met l’accent sur la description détaillée des instruments, de la musique, des danses et des costumes, plutôt que sur une analyse de la base sociale des différents groupes musicaux et des vues changeantes sur les pratiques et croyances locales.
Pour les étudiants de l’Université de Leiden, ainsi que pour moi-même et d’autres professeurs, assister à deux reprisesà une représentation des maîtres musiciens dans le village de Jahjouka fut un privilège exceptionnel. Ces moments furent également marqués par une grande réjouissance et une sociabilité chaleureuse, les étudiants et les musiciens dansant ensemble et jouant avec le personnage de Bajlud. Cela constitue un nouvel exemple de la confiance établie entre les villageois et le chercheur, nous permettant de partager l’intimité résultant de nombreuses années d’amitié et de travail de terrain dédiés à leur égard.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur exprime clairement son intention de dépasser les limites de la pure documentation scientifique. En tant que citoyen engagé et passionné par la culture des Jbala, il s’efforce de servir les intérêts de la région en plaidant pour la création d’un musée local. La protection et la transmission du patrimoine peuvent attirer des touristes, générant ainsi des revenus pour la région. De plus, un musée peut renforcer la mémoire collective et le sens de l’identité et de la cohésion locale. Ce livre constitue également, en soi, un exemple de muséologie appliquée, d’une grande valeur pour les étudiants qui seront impliqués dans la gestion des nombreux nouveaux musées que l’État marocain érige aujourd’hui.
Par son rôle dans la société civile et sa réputation en tant que chercheur et enseignant dans le monde académique, Mohammed Saïd El Mortaji joue un rôle actif dans le processus de création du patrimoine. La manière dont il produit un corpus de connaissances selon les critères universitaires devient simultanément une transmission de la culture locale. En décrivant le savoir oral et les pratiques locales, il inscrit ces éléments dans les archives de la nation et, par extension, de l’humanité. Sa collecte attentive de témoignages, ainsi que d’objets d’art et d’artisanat réalisés par des personnes douées de talents, les rend disponibles pour les générations futures et pour quiconque n’a pas encore eu la chance de visiter les beaux paysages des Jbala.