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“Désirs de ville “au féminin

Mohammed Naciri, Désirs de ville. Préface de Félix Damette, postfaces de Monceyf Fadili et Grigori Lazarev (Rabat : Economie Critique, 2017), 598 p.

كازا أكبر من مدينة، أكبر من نفسها، لا أحد يستطيع العيش فيها، لكننا جميعا نريد ذلك، جميلة في قبحها، هادئة في صخبها، كازا امرأة جميلة لا أحد يريد الاقتراب منها، لكن جميعنا يشتهيها العمر كله، كازا شابة بتنورة قصيرة وأحمر شفاه فاحش وكعب عال، تبدو كعاهرة، لكنها أشرف منا جميعا، كازا أجمل من أمي، أشرف من فقيه، وديموقراطية، كازا عروس دائمة، دون حناء أو زفة.. خلق الله كازا ثم خلق العالم، خلق ليلها ثم خلق البقية، بقية العالم.1

Introduction

L’ouvrage Désirs de ville (2017) de Mohamed Naciri que j’ai découvert récemment grâce à Fadma Ait Mous, est un ensemble d’articles écrits par l’auteur sur une période allant de 1980 à 2008. Les textes abordent la problématique de l’urbanisation en partant des mutations sociales qui ont touché les campagnes marocaines pour arriver à une analyse des planifications urbaines et des politiques de la ville à l’ère de la régionalisation. L’auteur mobilise différents champs des sciences sociales et adopte une posture positive vis-à-vis du fait urbanistique. Félix Damette qui a écrit la préface de l’ouvrage qualifie la posture de Naciri d’ « humaniste progressiste » car elle met l’humain au cœur de l’analyse du fait urbain. Ceci peut expliquer le choix conceptuel du titre de l’ouvrage. L’auteur a opté pour l’utilisation du concept de « désirs » au pluriel, en faisant référence aux différentes rationalités et aux multiples motivations qui expliquent le choix de s’installer en ville pour les différents acteurs.

Une année après la parution de l’ouvrage de Naciri, Erik Orsenna et  Nicolas Gilsoul publient Désir de villes (2018). Sous un titre presque identique, ces derniers auteurs optent pour l’utilisation du terme de « désir » au singulier et de « villes » au pluriel. Leur ouvrage met surtout l’accent sur l’aspect architectural des villes, dans sa multiplicité et sa complexité. Orsenna explique dans l’introduction que l’utilisation du concept de « désir » est inspirée de l’histoire relatée par Italo Calvino autour de la discussion entre Marco Polo et l’Empereur Kublai Khan et c’est également le cas pour Naciri2.

Évoquer l’ouvrage d’Orsenna et Gilsoul n’est ici qu’une manière de pointer les différentes façons d’aborder la ville alors que le point de départ est le même pour l’un et pour l’autre. Bien que nous penchions en tant que sociologue sur le choix épistémologique et analytique de Naciri et sur l’utilisation qu’il fait de concept de « désir ». Ce vacillement entre le pluriel et le singulier dans son emploi nous incite à poser la question : qu’en est-il du féminin ? Existe-t-il une vision genrée de la ville? Les « désirs de ville » auraient-ils des déclinaisons spécifiques au féminin? C’est ce que nous essaierons d’explorer, sur les pas de Mohamed Naciri et en hommage à ses travaux, en puisant dans différentes enquêtes sociologiques que nous avons réalisées ou auxquelles nous avons participé depuis 2001. Ce faisant, nous utiliserons « désirs » au pluriel car nous pensons, comme Naciri, que les différentes histoires, parcours, motivations et aspirations des acteurs ne peuvent donner lieu qu’à des désirs multiples et différents de la ville.

I. Vivre en ville entre détachement et recherche de liens

Vivre en ville peut être un désir commun aux hommes et aux femmes. Cependant, les travaux sur les mouvements de déplacement vers les villes évoquent rarement ces dernières comme actrices, elles sont souvent maintenues dans le rôle d’accompagnatrices. Alors que déjà dans les années 50, Robert Montagne (1952) aborde plus d’une fois la migration féminine autonome dans les villes industrielles de l’époque, à savoir Casablanca et Agadir3. Il faut noter que par migration autonome nous désignons tout le processus d’autonomisation, de la prise de la décision de migration, au déplacement solitaire jusqu’à la prise en charge financière qui favorise l’indépendance des migrantes de leur famille (Bouasria, 2020)

D’ailleurs, l’anecdote relatée par Naciri dans son introduction sur le « jebli » en visite à la ville de Fès concrétise cette idée de l’homme qui vient en explorateur avant de faire venir sa communauté. Le féminin quant à lui se « décline », dans le texte de manière timide et anonyme ; c’est le nom donné à une mosquée, « Lalla Ghriba » (l’étrangère), qui reconnaît fugitivement une possible migration féminine. Ceci dit, la ville elle-même apparaît à travers une image « métaphorique » féminine. Elle est celle qui séduit par sa beauté, qui éveille les désirs et les rêves et qui offre « les plaisirs des sens et des corps » (p. 43). Cette métaphore unissant séduction et désir existe toujours dans l’esprit des hommes – mais également des femmes – qui aspirent à la vie urbaine dans la grande ville, au risque de subir son espace démesuré, son chaos, sa vie nocturne et surtout le risque d’être exclu dans l’espace désiré.

Pour les hommes, la ville c’est la femme dans les bras de laquelle on veut se perdre, tandis que pour les femmes c’est celle à laquelle on veut ressembler, adopter son style et son mode de vie malgré  toutes les difficultés, les obstacles et parfois les stigmates voire les rejets.

En dépit de ce désir qui anime les hommes et les femmes et les amène à s’installer en ville, celle-ci peut se montrer souvent hostile, en excluant et reléguant ces hommes et surtout ces femmes à ses marges et en transformant leur désir-même en source de stigmate en les taxant de non-urbains, d’ignorants de ses codes et ses règles, en leur refusant le passage au statut de citadins.

Dans les travaux auxquels nous avons participé dans et sur la ville de Casablanca, la figure de l’étrangère se présente de manière moins honorifique que dans l’introduction de Mohammed Naciri avec le terme plus au moins neutre de « Ghriba ». En effet, les femmes migrantes qui s’installent de manière autonome dans la ville sont souvent désignées par des appellations chargées de connotations péjoratives comme l’ont constaté J. Khalil et H. Rachik (2011) et, à leur suite, les auteurs de l’ouvrage collectif Migration féminine à Casablanca entre autonomie et précarité sous la direction de L. Bouasria (2020). Elles sont « Mouhajirat » (migrantes), « haribat » (fugueuses), « rouassiyat » (seules dans le sens de sans famille ni mari) et « Zoufriat » (ouvrières) un terme qu’on trouve déjà dans le texte de Robert Montagne (1952, pp 239-244.

Si la migration est valorisante pour les hommes « Ne connaîtra jamais la valeur des hommes celui qui ne migre pas » (proverbe marocain), c’est rarement le cas pour les femmes, dont le déplacement doit se faire avec un homme dans le cas du mariage ou du moins avec le consentement d’un père ou d’un frère pour les filles placées en ville comme petites bonnes. Tout départ de manière autonome était, et l’est souvent encore, assimilé à une « fugue », donc à un déshonneur pour la famille qui soupçonne qu’un tel départ cache un incident tel qu’une relation hors mariage, voire une grossesse. Une conviction qu’exprimait bien cette fameuse phrase que l’on entendait souvent jusqu’au début des années 90, à propos des femmes qui quittaient seules la maison familiale : « elle a fugué » (Hezzat rassha o zadet ). La ville d’Agadir a longtemps été la destination ultime de toutes les « fugueuses » du Maroc, avant d’être détrônée par Casablanca, et ce pour deux raisons : les opportunités d’emplois offerts par cette ville dans les conserveries de poisson et dans l’industrie agroalimentaire en général ;  et son emplacement géographique loin au sud du Maroc (pour des femmes de la Chaouia, du Ghareb, de Doukkala…), puisque « fuguer » c’est chercher à s’éloigner le plus possible de l’histoire et des personnes qu’on laisse derrière soi4.

La représentation traditionnelle de la migration féminine place toujours les femmes dans la position de celles qui subissent le déplacement en les privant de tout désir ou de toute volonté d’agir sur leurs propres choix. Tandis que ce désir de la ville existe chez les femmes et se nourrit au fil du temps par les récits aussi bien des hommes que des femmes qui ont fait l’expérience de la vie urbaine et qui rapportent à celles restées au bled une image parfois exagérée, parfois réductrice de la ville, se limitant au travail et au quotidien difficile. Avec l’arrivée de la télévision, du satellite et enfin du réseau internet qui vont les rapprocher des villes d’ici et d’ailleurs, les femmes vont construire leurs propres conceptions et perceptions de la vie en ville. Des séries marocaines, égyptiennes, brésiliennes5 et récemment turques soulignent  l’opposition entre le rural et l’urbain et mettent en scène le contraste entre la vie étroite des femmes rurales et l’éventail des choix et des opportunités dont se saisissent celles des villes.

Si la migration représente pour les femmes le fait de fuir un mode de vie monotone, clos, pauvre en possibilités de transformation et d’ascension – puisque les rôles et les fonctions sont distribuées d’avance -, elle ne se traduit forcément pas par un détachement de la famille : les femmes renforcent au contraire les liens avec leur famille, notamment en leur apportant des ressources matérielles supplémentaires ou uniques dans certains cas.

Le désir de la ville pour les femmes c’est aussi un désir d’autonomie dans le sens d’indépendance et d’affranchissement de la tutelle rigide et patriarcale, d’un mode de vie qui limite l’éventail des possibilités. La migration autonome serait donc au final une façon de vivre l’intimité sans proximité comme le dirait Vinciane Despret (2019)6, puisque les migrantes commencent à s’occuper matériellement de leurs familles, de subvenir à leur besoin sans avoir à subir leur poids.

Si difficile que soit la transition entre le rural et l’urbain pour les migrantes, et les migrants de manière générale, telle qu’elle a été décrite par plusieurs sociologues (Ayadi et Balafrej, 2005 ; Bousbaa et Zouhairi, 2020), parler du choc, de confrontation avec les normes et les règles inconnues de la vie urbaine, nous paraît pourtant contestable car on observe un certain  nombre d’anticipations, à la fois positives et négatives, sur la nature de la vie en ville et sur ses difficultés. Les migrantes développent donc des stratégies pour amortir ces difficultés notamment en se donnant des points de chute et en se lançant dans la création et la consolidation de réseaux.

Les femmes qui cherchent à migrer seules commencent par constituer des réseaux bien avant leur départ, des réseaux familiaux, de proximité, des personnes relais qui peuvent les accueillir au moins au moment de leur arrivée et qu’elles gardent comme bouée de sauvetage pour les situations d’extrême difficulté car elles savent très bien qu’il ne faut pas en abuser. Pour celles qui arrivent en ville suite à un mariage, elles fabriquent des réseaux peu après leur installation, ce qui facilite le processus de leur socialisation en ville : car celle « qui a une nuit de plus, a un tour de plus » (traduction littérale du proverbe en dialecte marocain qui veut dire que celui et celle qui te dépasse d’une nuit peut connaître au moins une chose de plus qui peut servir dans la vie ). Il faut profiter de celles qui sont arrivées avant pour acquérir le savoir relationnel et interactionnel requis en ville.

D’autre part, les liens faibles, notamment le réseau de travail, de voisinage, d’intermédiaires « smasriya »…, constituent un apport dans le paysage relationnel des jeunes femmes migrantes en facilitant le processus de transition-acculturation (Benarrosh, 2019) et en instaurant un système de rationalisation des relations. Ces réseaux répondent donc au besoin opérationnel des migrantes leur permettant de se frayer leur chemin.

Le désir de la ville existe aussi chez les femmes qui l’habitent et qui aspirent à un mode de vie plus libre, plus indépendant et plus autonome7. Ce mode de vie, bien qu’il corresponde au modèle de la vie « citadine » et moderne auquel elles s’identifient, les exposent aussi à d’autres formes de stigmate et d’exclusion, plus au moins forts, que ceux exercés envers les migrantes. Habiter seule est désormais un choix privilégié pour lequel optent certaines femmes ayant un emploi stable et un revenu qui le permet. Ceci les expose à certaines préjugés considérant la femme qui quitte le foyer familial comme libertine et risque d’être exclue des cercles de voisinage et de subir le contrôle social de ces derniers.    Ce processus d’individualisation des femmes qui se manifeste par le fait de travailler et d’habiter de manière autonome a un impact sur les modèles familiaux. Il engendre certaines formes de résistance sociale, plus fortes dans un contexte de proximité car finalement la société n’arrive pas à admettre qu’il puisse exister une intimité familiale sans proximité spatiale. Si dans les grandes villes on « accepte » désormais les femmes habitant seules car venues d’autres villes ou localités rurales, c’est moins le cas par rapport à des femmes dont les familles habitent deux quartiers, ou deux blocs plus loin. C’est toute la discussion sur les actions subies ou choisies par les femmes et le fait que la société est plus à l’aise avec les premières qu’avec les deuxièmes car cela perturbe moins l’ordre établi.

II. Le double mouvement de citadinité

Le Chapitre 3 de la seconde partie de l’ouvrage de Naciri intitulé « regards sur l’évolution de la citadinité au Maroc », interroge le concept de « citadinité » dans sa définition et son évolution. L’auteur finit par définir la citadinité comme « un fait au cœur des problèmes de pouvoir, de l’identité et de la modernisation des catégories les plus dynamiques de la population » (p. 291). En posant toujours les questions au féminin, cela nous ramène à cette opposition entre originaires des villes d’accueil et nouvelles arrivantes. Mais en optant pour l’idée de processus développée par Naciri et que nous développerons à notre tour dans cette partie, nous choisissons d’utiliser les termes de citadines, citadinisées, néo-citadinisées et aspirant à la citadinité. Cela nous permet de penser ce mouvement non comme une bifurcation soudaine (irréversible, réussie ou marquée par l’échec) qui divise la population de manière catégorique et durable entre citadines et non citadines, mais plutôt comme un processus ou une dynamique qui propose plusieurs possibilités d’être.

Dans cette dynamique s’explique l’un des paradoxes de l’urbain proposés par Naciri, à savoir le constat que plus la population des villes augmente plus le nombre de citadins recule. Ce qui implique une ruralisation des villes et du coup une dominance de la culture rurale dans les centres urbains. Mais, examiné de près, ce paradoxe trouve son sens dans cette spirale de transformation des nouveaux arrivants, dans notre cas des femmes migrantes. En effet, et selon la théorie de la mode chez Simmel (2006), les arrivantes et néo-citadines cultivent des aspirations, en général elles veulent ressembler aux filles de la ville en adoptant leur style tandis que ces dernières tendent vers la singularité pour préserver leur identité de citadines.

Cette entrée par la mode à travers la théorie simmelienne nous paraît intéressante pour appréhender le processus de citadinité chez les femmes8. En effet, la mode, fait culturel urbain, est à la fois changeante, éphémère et exotique. Son caractère externe lui confère, selon Simmel, un caractère socialisant particulier et significatif « découlant d’un commun rapport à un point situé au dehors » (2006, p. 97). Elle a la capacité à la fois de rassembler et de séparer et c’est à partir de là qu’elle correspond aux besoins des femmes d’appartenir et de se distinguer.

Chez les ouvrières migrantes dans les quartiers industriels de Casablanca comme chez les ouvrières agricoles migrantes en Espagne le changement du code vestimentaire est inéluctable, il est parfois synonyme de la réalisation de soi et de l’affranchissement, quand porter un pantalon en jean ou un pantalon tout court est fortement condamné dans le contexte d’origine. De même que porter le style vestimentaire à la mode permet de se diluer dans le groupe afin de ressembler à un tout auquel on a choisi d’appartenir c’est à dire le « tout » des citadines.

Par contre, les citadines « de souche » cherchent de leur côté à se démarquer du commun, à protéger leur citadinité d’origine en s’écartant des intruses « campagnardes » (‘aroubiyat) ou (‘ribbaniyat), « bourgades » (boujadiyat), (beldiyat), « ouvrières » (bnat lem’amel) et en adoptant un mode qui vient de l’ailleurs ou revisité par une touche de créativité inspirée de cet ailleurs (pensons à la transformation du caftan marocain)9. D’ailleurs, aujourd’hui « style bnat lem’amel » est une expression très courante pour désigner un style qui manque de goût comme pour le « made in kissaria » pour tout ce qui est bon marché et à petit prix contrairement aux marques reconnues.

Ainsi le désir du vécu citadin subit ce double mouvement où les femmes essayent d’acquérir ce titre en s’alignant sur les « critères de citadinité » reconnus par elles comme telles. Cela dit, tout en essayant de se démarquer de tout ce qui est « non citadin », notamment de celles qui cherchent à leur ressembler, elles modifient et instaurent de nouveaux critères, elles réinventent les codes et fixent les règles.  De ce fait, elles rentrent dans un système d’émulation au sens de Veblen (1970) qui modifie les pratiques et produit un changement socio-culturel.

Entre les citadines et celle qui aspirent à la citadinité se trouvent les citadinisées et néo-citadinisées qui chercheront continuellement à imiter les premières et à s’écarter des secondes afin de grimper les échelons de la vie urbaine et acquérir une certaine reconnaissance sociale. C’est en fait ce que Naciri exprime par l’action de s’éloigner des marges pour rejoindre le centre urbain. Sur ce point, il se rapproche encore une fois de Simmel et surtout du Veblen qui dans sa Théorie de la classe de loisir (1970) parle de la rivalité et de l’esprit de comparaison qui animent les individus des sociétés modernes et qui font qu’ils cherchent constamment à laisser en bas les personnes se trouvant dans la même condition et rivalisent avec celles immédiatement supérieures. Le fait d’aborder la théorie veblenienne pour expliquer le principe de rivalité nous conduit forcément à effleurer la question de la consommation. Sa typologie des pratiques de consommation10 ne pourra pas être appliquée de manière rigoureuse sur les femmes que nous avons présenté dans cette partie surtout les migrantes, mais elle guidera notre tentative pour comprendre leur logique de consommation continuellement nourri par la ville. Ainsi, pour chaque catégorie de femme, de la citadine à celle aspirant à la citadinité, la consommation tend souvent vers l’ostentation, le smartphone en est l’exemple le plus parlant. Si sa seule possession  suffit pour rivaliser et surpasser l’autre (selon les marques et les générations), il reste néanmoins une vitrine à travers laquelle la personne reste en exposition continue du soi et de ce qu’on a. Par conséquent, le besoin de consommation qui augmente chez les migrantes en ville modifie leur logique d’investissement. Les femmes vont s’écarter peu à peu des logiques traditionnelles d’investissement comme l’achat du bétail ou des terres agricoles qui en plus seront contrôlés par les hommes de la familles. Elles basculeront vers des logiques plus individualistes, comme investir dans un logement en ville (Bouasria, 2013), dans les bijoux en or et parfois dans l’équipement et l’ameublement du foyer familial, une manière de planter leur citadinité dans leur lieu d’origine.

Conclusion

En abordant seulement ces deux points à savoir la migration des femmes dans sa relation avec le maintien ou le détachement des lien familiaux et la citadinité féminine, nous nous rendons compte des ouvertures que permet l’ouvrage de Mohamed Naciri vers une étude « genrée » de l’urbain. D’autres chapitres abordant la crise de l’urbanité, l’habitat ou les politiques territoriales et les politiques urbaines, constituent pour nous une réelle tentation de les aborder et de les discuter en partant de travaux actuels sur la précarité, la vulnérabilité et l’exclusion des femmes dans les villes, mais cela dépasserait le cadre de cette contribution.

Il faut admettre que la richesse des textes de Mohamed Naciri ne peut être recensée à partir d’une seule lecture, elle réside surtout dans le fait qu’elle ouvre de multiples portes et de nouvelles idées germes à chaque lecture.

Notes :

1. Publication repérée le 03/10/2020 sur le mur de Mamoune Avéros sur le réseau Facebook et dont la traduction française est « Casablanca est plus grande qu’une ville, plus grande qu’elle-même. Personne ne peut y vivre mais nous le voulons tous. Elle est belle dans sa laideur, calme dans son chaos. Casablanca est une belle femme, personne ne veut l’approcher, mais nous la désirons tous et pour toute la vie. Casablanca est une jeune fille avec une jupe courte, un rouge à lèvres provocant et des talons hauts, elle paraît comme une prostituée mais elle est plus honorable que nous tous. Casablanca est plus belle que ma mère, plus honorable qu’un fquih, elle est démocrate. Casablanca est une éternelle mariée, sans henné, sans noces… Dieu a créé Casablanca puis a créé le monde. Il a créé sa nuit puis a créé le reste, le reste du monde… »

2. Les deux auteurs s’inspirent de l’ouvrage d’Italo Calvino, Les villes invisibles (1972) qui met en scène Kublai Khan, incapable de visiter toutes les villes conquises par ses armées, demande à Marco Polo de les décrire pour lui. Ce dernier décrit des villes d’un ailleurs aussi bien géographique qu’onirique.

3. Deux extraits de l’ouvrage Naissance du prolétariat marocain reprennent ce fait « […] Nous verrons se poser à Agadir deux problèmes : l’un assez simple, est celui de l’organisation professionnelle des marins « travailleurs privilégiés », aux ressources abondantes, autour desquelles s’agrège une population, saine dans l’ensemble. L’autre, plus complexe, résulte de la présence à Agadir de plusieurs milliers de femmes soustraites à leur famille et à leur tribu et lancées d’un seul coup dans l’aventure de la vie prolétaire » p 148

« D’autres industries, comme les conserveries, utilisent, nous l’avons vu, une main d’œuvre saisonnière dans la proportion des 9/10. Il s’agit surtout des femmes, dont les gains viennent heureusement améliorer grandement –à Casablanca surtout- les ressources familiales. L’importance de l’agglomération musulmane est telle que ces employeurs disposent d’une quantité presque illimitée d’ouvrières » p 217

4. Entretiens réalisés entre 2009 et 2010 dans le cadre de l’étude « Genre et mobilité : migration saisonnière des ouvrières agricoles en Espagne »

5. Nous pouvons citer entre autres l’influence du personnage de « Guadalupe » de la télénovela qui porte le nom de l’héroïne, une fille rurale, pauvre, handicapée dont la vie change en ville après une rencontre amoureuse. Le feuilleton a été diffusé sur la chaîne marocaine vers la fin des années 80. L’impact en fut si important que le nom de l’héroïne a été donné aux chaussures, tissus d’ameublement, mode de vêtements et de coupes de cheveux à l’époque.

6. L’expression de « l’intimité sans la proximité » vient à l’origine de la philosophe américaine Dona Haraway qui l’a expliqué dans son ouvrage, Staying with trouble Making kin in the Chthulencene (2016) en évoquant l’exposition sur la barrière de corail. En effet, les femmes qui ont crocheté les modèles de l’exposition ont créé à travers leur travail un attachement psychologique, matériel et social avec cette barrière naturelle plus fort que ceux qui se déplacent pour la voir et qui contribuent par là à sa destruction (Haraway, 2016 p 79)

7. Dans Vivre en solo, le quotidien des célibataires casablancaises, Mostafa Aboumalek montre que six célibataires sur vingt interviewées dans le cadre de son enquête vivent seules, un choix qu’elles expliquent par leur volonté de « jouir pleinement de leur liberté » pp : 21 et 36

8. Cette approche pourrait aussi valoir pour les hommes leur perception de la mode et comment ils investissent désormais les salons de beauté et les centres d’amincissement et de remise en forme, mais il s’agirait d’une autre étude

 9. « La mode satisfait un besoin d’appuis social, elle mène l’individu dans la voie suivie par tous, elle indique une généralité qui réduit le comportement de chacun à un pur et simple exemple. Cela dit, elle satisfait tout autant le besoin de distinction, la tendance à la différenciation, à la variété, à la démarcation. . et elle y parvient d’un côté par le changement des contenus qui impriment à la mode aujourd’hui sa marque individuelle par rapport à celle d’hier et de demain, mais de l’autre encore plus énergiquement, grâce au fait que les modes sont toujours des modes de classe, que celle de la couche supérieur se distingue de la couche inférieur et se voient abandonnées par la première dès que la seconde commence à se les approprier » Georg Simmel, La tragédie de la culture , Rivages poche, 2005, p. 92

10. Dans le cadre de l’analyse du portrait de la classe de loisir, Veblen différencie divers types de pratiques de consommation : l’ostentation désigne le type de loisir élitaire, lutilité le loisir de masse des classes moyennes et l’autarcie le loisir populaire.

- Sana Benbelli

Professeur de sociologie, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Aïn Chock-Casablanca.

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