Mohammed Naciri, Désirs de ville. Préface de Félix Damette, postfaces de Monceyf Fadili et Grigori Lazarev (Rabat : Economie Critique, 2017), 598 p.
Dans sa tentative de redonner sens à un ensemble d’écrits, disparates, produits durant plus de quatre décennies, sur la ville, le géographe marocain Mohamed Naciri préfère symboliquement s’en remettre à la littérature mondiale, et à la polysémie qui en émane, plutôt qu’à sa science accumulée, aux abords de l’espace urbain local. Son titre, Désirs de ville[i], lui est inspiré par Les villes invisibles, ouvrage incontournable de l’écrivain Italo Calvino, pour qui, précise-t-il en introduction, il n’y a que des villes qui « continuent au travers des années et des changements à donner forme aux désirs et celles où les désirs en viennent à effacer la ville ou bien sont effacés par elle »[ii].
Evidemment, en partant de son expérience vécue et observée, deux villes multiséculaires, Salé et Fès, foyers de sainteté, de citadinité et de pouvoir, représentent visiblement les deux versants du désir dépeint. Mais s’il met en relief la notion de désir, ce n’est pas uniquement par facétie esthétique, mais à partir d’un souvenir précis qui fonde son rapport éthique aux concepts urbains à la mode charriés par la mondialisation, la Banque mondiale et les ONG internationales. Ce désir, écrit-il, « je l’ai ressenti il y a plus d’une trentaine d’années lors de mes enquêtes chez les habitants des bidonvilles. Ce que j’ai perçu, de manière directe, c’est le souci des populations que je rencontrais de réussir leur intégration à la ville »[iii]. Cela, en plus de le renvoyer vers l’attitude de populations précaires, en provenance des campagnes, en quête de rêve et de reconnaissance en ville, lui a donné un cadre pour aborder l’espace urbain, non comme un comme lieu fixe, mais comme une destination permanente.
Ce désir de littérature que le géographe formule si élégamment crée à son insu de multiples résonnances. A la lecture des récits collectés sur son terrain de jebala descendant à Fès, il nous fait tout de suite songer à ces provinciaux qui montaient à Paris dans Au bonheur des dames d’Emile Zola ou encore à ces jeunes mal famés issus de l’exode rural vers Casablanca, dépeints par Mohamed Zefzaf dans Une tentation de vivre. Mais ce n’est pas vers le naturalisme que l’auteur se tourne pour signifier le désir de ville.
Dans son livre étalon, Les villes invisibles, il s’en remet à une toute autre littérature, allégorique, avec un zest de fantastique provenant des contes anciens. Le voyageur Marco Polo y est alors, comme dans Les Mille et une Nuits, le convive d’un souverain, Kublaï Khan, et le récit, ponctué de dialogues, lui permet de lui décrire toutes les formes de villes qu’il aurait connus. A un moment, Marco Polo tente d’abréger son récit, mais son hôte lui fait part de son objection.
« — Sire, désormais je t’ai parlé de toutes les villes que je connais.
— Il en reste une dont tu ne parles jamais.
Marco Polo baissa la tête.
— Venise, dit Kublaï Khan.
Marco sourit.
— Chaque fois que je fais la description d’une ville, je dis quelque chose de Venise.
— Quand je t’interroge sur d’autres villes, je veux t’entendre parler d’elles. Et de Venise, quand je t’interroge sur Venise.
— Pour distinguer les qualités des autres, je dois partir d’une première ville qui reste implicite. Pour moi, c’est Venise.
— Alors tu devrais commencer tous tes récits de voyage par leur point de départ, en décrivant Venise telle qu’elle est, et tout entière, sans rien omettre de ce que tu te rappelles.
(…)
— Les images de la mémoire, une fois fixées par les paroles, s’effacent. Peut-être, Venise, ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j’en parle. Ou peut-être, parlant d’autres villes, l’ai-je déjà perdue, peu à peu. »[iv]
Naciri note, au passage, sans trop s’attarder dessus qu’Ibn Battouta, précurseur moins glorifié que l’explorateur italien, protagoniste de ce récit, disait de Fès que c’était « la ville des Rhoraba (étrangers à la ville) »[v]. A se demander quel lien y aurait-il entre l’explorateur et le géographe, et surtout quel sens secret donne un écrivain à une ville lorsqu’il en provient et quel sens il lui trouve lorsqu’il en est juste visiteur, de passage. Mais dans les deux cas, et comme le manifeste Calvino avec maestria, par les noms imaginaires qu’il donne aux villes décrites, en plus d’être construite et habitée, la ville est d’abord un objet imaginaire : « Le catalogue des formes est infini. Aussi longtemps que chaque forme n’aura pas trouvé sa ville, de nouvelles villes continueront de naître. Là où les formes épuisent leurs variations et se défont, commence la fin des villes »[vi].
Il est dorénavant établi par les sociologues et historiens que la littérature moderne, se démarquant des belles lettres et celle chevaleresque, a pris forme en Europe concomitamment avec l’avènement de la ville, comme résultante de la sédentarité industrielle au XVIII° siècle[vii]. Dedans, deux figures majeures et opposées émergent. D’un côté celle du voyageur, du flâneur, dandy, au regard panoramique, impressionniste ou métaphorique, souvent romantique, rebuté par l’effet métallique, froid, qui s’en dégage. Et d’un autre côté le sédentaire, attaché à son quartier, ses habitudes, ses plans fixes, qui peut déployer toute une œuvre pour parler de l’universel à partir de sa localité. Le critique Jérôme David distingue, à sa manière, entre « l’ermite qui se cantonne à son quartier mais en donne une description fouillée et le flâneur qui survole la ville avec ses jambes et son esprit »[viii].
Il est clair que Calvino se situe dans un entre deux ingénieux, ni mélancolique ni enchanté, ni complètement descriptif ni définitivement allégorique. Mais qu’en est-il des autres auteurs attachés à la ville comme objet littéraire ? Quand le philosophe allemand Walter Benjamin s’est retrouvé à Paris, en oisif, dilettante, il a pris le temps d’apprécier à rebours les vagabondages de Charles Baudelaire. Sous sa plume, « Paris devient pour la première fois un objet de poésie lyrique. Le flâneur se tient encore sur le seuil, celui de la grande ville comme celui de la classe bourgeoise »[ix]. Et dans son recueil, Les fleurs du mal, l’invitation au voyage apparaît comme un éloge de l’art contre la technique, et ainsi un appel au retour au calme et à la volupté, au plus près de la nature. Ce ton désenchanté, traitant la ville comme foyer de déshumanisation, sera repris au XX° siècle par d’autres auteurs, comme Franz Kafka, à travers ses dédales bureaucratiques cauchemardesques, Robert Musil, à travers ses mondanités sociales avilissantes ou encore Stefan Zweig, à travers l’insécurité qui y règne. La lecture de tous ces auteurs confirme le constat de chercheurs ayant sondé le sujet urbain par l’art, que « l’utopie de la ville, établissant l’équilibre entre le poète et la cité, est posée dans la poésie moderne surtout en termes d’absence, de nostalgie, de mémoire cosmique et cultuelle »[x].
Si par ces différents détours, nous découvrons la face sombre de la ville, c’est bien parce que la littérature a contribué largement à faire le deuil de la campagne, du large, soit en l’explorant comme sujet d’écriture, soit en déplorant son manque par la description de villes surpeuplées, où l’être se sentait en même temps entouré et solitaire. Cela est le cas à travers la figure du migrant, que dépeint avec poésie l’écrivain soudanais, Taïeb Salih. Son roman, Saison de migration vers le Nord, est l’histoire d’un déplacement tragique de la rase campagne désertique du Sud à la ville brumeuse et lubrique de Londres. C’est le cas aussi des ouvriers, prolétaires, que l’écrivain irako-saoudien, Abderrahmane Mounif, en connaisseur des économies aliénantes du pétrole, met en scène comme des déçus de l’exode, des désillusionnés en quête de retour à l’abri de la nature, dans Les villes de sel.
Qu’en est-il, alors, des auteurs qui prennent le temps, car installés, fixés dans une ville, d’en révéler les entrailles ? De James Joyce, qui a fait de Dublin le lieu d’ancrage d’Ulysse, à Naguib Mahfouz, qui a longtemps décrit comme un photographe la vie de quartiers du Caire comme miroir de mythologies perpétuelles, en passant par Paul Auster, qui a érigé New York en temple de passions tristes et désirs infinis, la ville a souvent servi de prétexte spatial pour saisir l’humain dans ses interactions, tensions, avec l’autre et avec les forces spirituelles qui le dépassent. Mais certains auteurs, assez rares, plus attentifs à l’espace en soi, comme Patrick Modiano, qui écrit toujours en déambulateur des rues de Paris, parviennent à se muer en métronomes d’une ville par la littérature. Il est d’ailleurs saisissant de voir que la ville de Lisbonne ait édité un guide touristique à partir des lieux que fréquentait le poète et écrivain, Fernando Pessoa, à l’écriture océanique. Il est troublant d’ailleurs d’avoir entre les mains ce livre se référant à un rêveur pour attiser le désir de ville chez les visiteurs, qui viendraient juste y flâner.
Revenons chez Calvino. Il a l’art de nommer ses villes imaginaires après des noms de femmes. Dans un des fragments de récits sur la ville de Cécilia, un pasteur en transhumance demande à son interlocuteur où il était. Il lui dit : il nous arrive parfois, à mes chèvres et à moi, de traverser des villes ; mais nous ne savons pas les distinguer. Demande-moi le nom des pâturages : je les connais tous, le Pré des Rocs, la Pente Verte, l’Herbe Ombreuse. Pour moi, les villes n’ont pas de nom. Cela me rappelait ce roman hongrois, Epépé, dont l’auteur, Ferenc Karinthy, a été comparé à Kafka, et qui raconte l’histoire d’un homme ayant atterri par défaut dans une ville dont il ne reconnaissait ni le nom, ni la langue, ni même l’architecture. Il se met alors à déambuler et à découvrir la grammaire secrète qui en commande le fonctionnement. Cela met en exergue le parallèle saisissant entre architecture et psychanalyse, construction et subconscient, qui amène Sigmund Freud, dans Malaise dans la civilisation, à saisir par la description de Rome la structure sous-jacente d’une époque. Il rappelle en outre le rapprochement fait par le philosophe Ludwig Wittgenstein, entre ville et langage. Celle-ci se déploi dans son entendement comme « un ensemble de jeux de langage, hétérogènes, dotés de règles spécifiques »[xi]. Et la force de la philosophie et littérature est dans l’incertitude qu’elles rendent désirable. Elles nous susurrent que « la ville n’est plus qu’un concept, qu’elle est reléguée dans le désordre des représentations, qu’elle s’est étendue jusqu’à se distendre, s’est diluée jusqu’à se fondre. On ne sait trop si elle a perdu son centre ou si le centre, désormais multiplié, vagabonde partout »[xii].
En nous invitant à un pas de côté par la littérature, Mohamed Naciri donnait l’impression tout juste de laisser une part de sa subjectivité s’exprimer, pour se démarquer des modèles prétendument objectifs d’urbanisation. A vrai dire, il nous a invité, un peu dans le sillage de Roland Barthes, à prendre la ville pour un accumulateur de textes, un révélateur de signes. Mais au-delà de la ville comme objet, par cette démarche, il nous rappelle sa leçon inaugurale au Collège de France, nous invitant à ne pas considérer l’œuvre littéraire comme un simple produit, encore moins un sous-produit sociologique, mais un signe qui renvoie à au-delà de lui-même. Et donc permet d’appréhender le monde par la sensibilité.
Et que nous dit le texte littéraire de Calvino ? Mon esprit contient toujours un grand nombre de villes que je n’ai pas vues et ne verrai pas, des noms qui portent avec eux une image ou un fragment ou un reflet d’image imaginée. Voilà ce à quoi il renvoie : au besoin d’entretenir, malgré tout, le désir de villes.
[i] Mohamed Naciri, Désirs de ville (Préface : Félix Damette. Postfaces : Moncef Fadili et Grigori Lazarev) ; Ed. Economie critique, 2017
[ii] Italo Calvino, Le Città invisibili [1972], Milan, Mondadori, 1993 ; traduit en français par Jean Thibeaudau, Les Villes invisibles [1974], Seuil, 2002. La traduction de la préface date de 1996.
[iii] Mohamed Naciri, Désirs de ville (Préface : Félix Damette. Postfaces : Moncef Fadili et Grigori Lazarev) ; Ed. Economie critique, 2017 (p. 73)
[iv] Italo Calvino, Les Villes invisibles [1974], Seuil, 2002 (pp. 96-98)
[v] Mohamed Naciri, Désirs de ville (Préface : Félix Damette. Postfaces : Moncef Fadili et Grigori Lazarev) ; Ed. Economie critique, 2017 (p. 42)
[vi] Italo Calvino, Les Villes invisibles [1974], Seuil, 2002 (pp. 39),
[vii] Popovic, P. (1988). De la ville à sa littérature. Études françaises, 24 (3), 109–121
[viii] Bernard Levy, « La ville et la littérature », LE GLOBE – TOME 152 – 2012
[ix] Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIX° siècle », in Ecrits français, présentés par J.M Monnoyer ; Ed. Gallimard, 1991.
[x] Wladimir Krysinski, «Entre aliénation et utopie : la ville dans la poésie moderne », dans La ville n’est pas un lieu, Revue d’esthétique, 1977/3-4, Paris, U.G.E., «10/18», p. 33-71.
[xi] Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 67-68 et Ludwig Josef Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1961 (voir la section 18 des Investigations).
[xii] Odile Marcel, «Crise de la ville, crise de l’idée de la ville, ou les labeurs de l’histoire empirique», dans L’idée de la ville. Actes du Colloque international de Lyon, Seyssel, Éditions du Champ Vallon, 1984, p. 18-27 (p. 20).