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Tisser les énoncés et les usages du politique

Béatrice Hibou, Mohamed Tozy. Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’Etat à l’âge néolibéral. Paris, éd. Karthala, 2020, 660 p.

 Quand il m’a été proposé de participer à cette rencontre, je me suis sérieusement demandé comment aborder une livre aussi imposant et par certains égards intimidant. Et la seule voie que j’ai pu esquisser est celle d’un lecteur, attentif au tressage à l’oeuvre dans ce texte. En plus de la posture possible que cela offre de se faire traducteur, dans le sens de celui qui réinterprète le texte, par sa réception, le lecteur est aussi celui qui, en lisant s’enfouit sous le texte comme une taupe[i] , pour en révéler les reliefs. Dans un texte aussi stratifié que celui qui nous est ici proposé à la lecture, il importe d’être attentif à ce qui s’en détache et y sert de méta-texte.

Déjà, au seuil du livre, saute aux yeux les noms des co-auteurs, Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, ayant déjà signé à deux, depuis presque trois décennies, plusieurs articles, dans l’entrelacs des sciences politiques, de l’économie politique et de l’anthropologie. Cela augure d’emblée d’une démarche interdisciplinaire, tressée, éloignée des démarches normatives et institutionnalistes qui prédominent dans ces champs respectifs. Puis à la lecture du titre composé, apparaît au premier plan, l’acte de Tisser le temps politique au Maroc, puis au second plan, la volonté d’exposer au lecteur, comme issu de ce métier à tisser, une mise en lien et/ou en tension, appelée Imaginaire de l’Etat à l’âge néolibéral.

 Ainsi, le lecteur est d’emblée invité à une écriture à deux, ou peut-être une écriture entre deux, si ce n’est un double niveau d’écriture. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui a nécessité que ce texte dense et probablement incontournable pour comprendre le politique au Maroc et au-delà, mais aussi le politique à partir du Maroc, soit nécessairement tressé de la sorte ? Qu’est-ce qui dans le dispositif discursif proposé à travers ce livre permet d’appréhender autrement l’Etat au Maroc et dépasser les concept-écrans de Makhzen ou bien les catégories binaires (tradition et modernité) qui les sous-tendent ? Et qu’est-ce qui autorise, par un effet de retournement de balancier, de partir de là, comme d’un universel décentré ?

Ecrire à deux / écrire entre deux / deux écritures

Pour rendre compte, au-delà de l’acte de co-écrire, de cette expérience duale, dialogique, menée sur la durée, Hibou et Tozy décident d’emblée de partager ce que l’écriture à deux permet ou autorise, qui va au-delà d’une simple interaction. La co-écriture écrivent-ils, « invente un style nouveau, né de deux manières de s’exprimer différentes, pour ne pas dire opposées : une tendance à l’explication et à l’usage du style direct qui tient l’ellipse en suspicion (chez Hibou), et une tendance aux sous-entendus et aux non-dits qui voit dans le frontal un manque de savoir-vivre (chez Tozy) »[ii]. Sur le fond, par la conjugaison de ces deux postures, le livre se situe d’emblée dans une patine phénoménologique qui révèle un phénomène latent resté jusque-là innommé. Sur la forme, cela rappelle ce que le psychanalyste et activiste Félix Guattari disait à propos de ce qui le reliait à son co-auteur, le philosophe Gilles Deleuze. « Il y avait entre nous une véritable politique dissensuelle, non pas un culte mais une culture de l’hétérogénéité, qui nous fait à chacun reconnaître et accepter la singularité de l’autre »[iii].

Hibou et Tozy ne sont pas éloignés de cet éthos-là, qui renforce la complicité, cette amitié qui n’a rien à voir avec l’intimité, et que le poète romantique allemand Heinrich Von Kleist explique par « l’existence d’un fonds commun implicite, inexplicable, qui nous fait rire des mêmes choses, ou nous soucier des mêmes choses, être écœuré ou enthousiasmé par des choses analogues. Il fait que nous n’avons jamais rien à objecter l’un contre l’autre, mais chacun doit imposer à l’autre des détours, des bifurcations, des raccourcis, des précipitations et des catatonies »[iv]. Je cite abondamment le poète Kleist, pour dire aussi que cette écriture à deux est aussi celle qui se situe entre la preuve et la formule, entre l’éprouvé et le sensible, et qui fonde comme ils disent un style nouveau.

Cela passe, chez eux, par deux modes d’écriture qui s’entrelacent, autant amorcée par l’intuition qu’attaché à la systématisation, aussi bien animé par l’imagination qu’accroché à la raison, et à travers elle, à ce que Max Weber appelle une sociologie de la compréhension. L’Etat et le politique par extension n’est plus abordé par le haut, par les lois et les normes, mais aussi par les relations, les résonnances, les habitudes qui s’installent. D’où leur approche dite non institutionnaliste des institutions. Celle-ci produit, comme par la rencontre de deux logos, un discours de dédoublement sur le mode, ceci n’est pas que cela, ou bien du trompe l’œil, à partir du motif, ceci n’est pas une pipe. Ainsi, comme dans un jeu platonicien, qui ne dit pas son nom, ce livre censé nous révéler aussi bien le réel que l’imaginaire du politique au Maroc (non comme une spécificité mais comme un terrain potentiellement universalisable), les deux auteurs s’ingénient à nous faire découvrir une série de faux-semblants, par un jeu permanent de montré-caché qui nous tient en haleine. Derrière, se profile une volonté de désigner la totale signification, celle qui ne laisserait rien au hasard et qui ne se limiterait pas à regarder l’ordre apparent des choses.

Ils tiennent d’emblée à nous prévenir,  ce ne sont là ni des ruses de l’écriture, ni des reconstitutions fallacieuses, et encore moins des chimères scientifiques. Hibou et Tozy précisent ne pas aborder le terrain littéralement comme un lieu d’excavation et d’extraction qu’ils viendraient ultérieurement interpréter ou comme une série d’illustrations de théories qu’ils auraient antérieurement échafaudés. Pour eux, le terrain est immanent, polysémique et multimodal, le lieu même de leurs questionnements, un site tout à la fois empirique et cognitif. Aussi, ce qu’ils traitent comme récits, textes, anecdotes historiques ou contemporaines, sont, selon eux, « des instantanés dont notre lecture vient dire tout à la fois la singularité et la signification sociale et politique », ou bien encore « des énoncés qui sont révélateurs d’idées et de dynamiques par lesquelles certains discours ou langages se naturalisent ». Ainsi, le terrain, chez eux, est en soi une configuration construite non une réalité représentée.

Par leur dialogue construit avec les énoncés, ils rejoignent ainsi Michel Foucault, qui explique d’entrée de jeu dans L’archéologie du savoir, en partant des unités du discours, comment il aborde l’histoire à partir des énonciations, en se démarquant du souci permanent des historiens de révéler les discontinuités et les ruptures. Ils insistent dessus, à leur tour. Ce qui compte pour eux n’est pas l’obsession des discontinuités et des réformes, ni même la mythologie du changement, même s’ils restent attentifs aux transformations qui s’opèrent. A la place, leur livre s’attelle essentiellement à révéler des continuités profondes, des adaptations insoupçonnées qui, comme ils l’expliquent, se naturalisent, se banalisent et se diffusent, dans un basculement permanent entre l’imaginaire impérial et la doxa néolibérale, non dans une continuité historique, mais dans une cohabitation renouvelée. Ce qui donne à voir une pluralité de réalités et de discours, ayant trait aux deux idéaltypes qu’ils mettent en avant, de l’Etat-nation et de l’empire, qui se superposent, coexistent, se font de l’ombre ou se mutualisent mais que les approches habituelles ignorent ou ont du mal à capturer.

Ce livre donc, n’est pas seulement le produit d’une écriture à deux mais probablement aussi celui d’une écriture sur les écritures, en mille feuilles, comme un palimpseste, qui ré-agence différents registres discursifs, ayant trait aux archives épistolaires, aux récits historiques, aux ethnographies, à la description dense de réalités observés, de configurations institutionnelles, de lectures de rapports officiels, de coulisses invisibles à tous. Ce qui donne lieu à une écriture hybride, entre-deux, par certains côtés intuitive et surprenante, et par d’autres aspects structurée et systémique.

J’ai pris le temps de regarder d’un plus près, les chemins que cette écriture-là emprunte et qui servent le propos central du livre, à savoir que l’Etat est un phénomène complexe, qui ne se réduit pas à ses institutions apparentes mais s’appréhende à partir d’un tissu de relations, interactions, négociations et surtout un faisceau de sens. Derrière le patchwork proposé, je propose d’évoquer deux chemins discursifs qui charpentent le texte. Je veux parler de raisonnement démonstratif et de métaphorisation.

Un raisonnement démonstratif

 En rentrant dans la lecture du livre, saute aux yeux une volonté de dépasser certaines idées préconçues et surtout d’exposer, par le truchement de moments symboliques déterminants, quelques impensés. J’aimerais m’arrêter sur deux stations, qui justifient la logique démonstrative, qui se déploie soit par la décomposition des concepts, le syllogisme ou l’analogie. La première station, exposée par les auteurs, est l’acte manqué de 1974, au moment de présentation de l’avis consultatif à la Haye pour défendre la souveraineté sur le Sahara. « Le Maroc n’a pas su profiter de la brèche ouverte par le droit international et validée par la doctrine de la CIJ, qui prévoit la possibilité d’associer une « structure propre … il aurait fallu, écrivent-ils, construire une théorie de l’Etat en dehors de la conception hégémonique de l’Etat-nation ». Cette faille, déjà identifiée par Mohamed Tozy dans des textes précédents, pointe le juridisme des constitutionnalistes et la capacité limitée d’ouverture sur l’histoire et l’anthropologie. Ce que ce livre s’emploie largement à combler, démontrant ainsi la validité d’une conception alternative à celle hégémonique de l’Etat-nation.

Mais pourquoi décrire ce tressage des temporalités et ces réinventions de la tradition ? A quoi cet effort démonstratif sert-il ? Ne nous méprenons pas sur les desseins des auteurs. Ils ne cherchent pas à rectifier a posteriori une faille d’expertise qui date de presque cinq décennies, mais à prendre appui, entre autres sur cette brèche, pour reconstruire, par un travail de montage au profit des espaces de savoirs, une autre théorie de l’Etat. Celle-ci s’appuie sur une relecture du temps long, à partir de travaux d’historiens marocains souvent mis hors des radars.

Cela justifie qu’ils prennent appui sur les marges de la littérature. Ils se réfèrent autant à la relecture de la notion de l’Etat à partir d’un texte de Max Weber tardivement découvert, sur la logique relationnelle, organique de l’Etat, qu’à une confession d’Abdellah Laroui, revisitant plus de trois décennies plus tard ses assertions initiales sur le rôle du Protectorat dans la construction de l’Etat-nation et sur les origines du nationalisme marocain. Leur but en écho à l’acte manqué de 1974 est de démontrer par une série de décompositions et d’analogies, que l’Etat ne se limite pas à un mode d’administration et de gouvernement particulier par le haut. Qu’il implique aussi un rapport différencié avec les territoires (rappelant tout l’imaginaire autour de blad siba et les lettres de bey‘a) et la mobilité comme mode de gouvernement (rappelant la notion de harka et de hdiya), non comme des reliques conceptuelles mais comme des notions qui se réinventent, se transforment et prennent des formes réadaptées en permanence.

L’importance que revêt dans l’effort de démonstration, le rappel des plis du raisonnement, amène les auteurs régulièrement à révéler les paradoxes qui émergent de la cohabitation et superposition de logiques de pouvoirs en même temps relationnelles et institutionnelles, en même temps héritées, importées et refaçonnées. D’où l’importance de la deuxième station qu’ils situent à partir de 2011, où cohabitent la gestion des dissidences, le renforcement de l’Etat comme somme d’institutions dans le texte constitutionnel, et concomitamment la naturalisation in progress de la cooptation, du néolibéralisme et de la bey‘a, qui viennent consolider ce tissage incessant du temps politique au Maroc. Ainsi, face à la montée de la contestation, la démonstration des auteurs en vient par syllogisme rationnel nous rappeler que si le Roi est reconnu par tous comme le responsable, et s’il l’est d’abord devant Dieu et l’histoire, et que la représentation est en crise et la confiance dans les intermédiaires faible, cela explique avant tout un moment de perplexité politique.

Mais que faire de ces démonstrations savamment construites ? Faudra-t-il s’arrêter devant la magnificence de l’édifice ?  Les deux auteurs en déduisent que le changement ne peut pas venir d’un fait de pouvoir mais de la densification des médiations et des logiques démocratiques. Ils rappellent, au passage, furtivement, dans la conclusion, quelques signes d’essoufflement des logiques sous-jacentes à cet Etat basé sur la personnification des relations, la maîtrise des données démographiques ou sur le contrôle à distance des territoires. Aussi cela les amène à préciser que ces voies du changement qu’ils désignent comme permanentes, et non le fait de réformes ponctuelles, dépendent avant tout de mutations profondes des relations sociales. Face à quoi, nous restons tiraillés entre l’admiration intellectuelle d’une construction de sens sophistiquée, et la désillusion politique face à ce dispositif imposant, dont la naturalisation est en cours, et qui s’avère à certains égards clos, indépassable.

Métaphorisation

J’aimerais d’abord rappeler à quel point le concept wébérien revisité par les auteurs, de l’idéaltype, vu comme un construit intellectuel qui aide à saisir le complexe artefact derrière les structures apparentes de l’Etat étudié, peut très bien être apparenté à la notion de métaphore fondamentale en littérature, comme trope permettant de saisir une vérité insaisissable par la simple représentation des faits relatés.

Le choix des métaphores dans l’écriture des sciences sociales n’est pas anodin. Il ancre clairement la pratique analytique dans le terreau de la langue et se distancie des logiques positivistes qui ne croient qu’aux objets formels ou aux expériences objectivées. Comme le précise le sociologue et anthropologue, doublé d’écrivain, Giovanni Busino, « cela permet parfois, après une épuration sommaire de certains contenus intuitifs, d’étudier les processus sociaux et de construire des représentations plausibles du monde social ». Ainsi, à côté de l’exercice rationnel de démonstration, et en sus des analogies qu’il comporte, le texte de Hibou et Tozy repose sur des métaphores parlantes et déterminantes dans la construction d’un sens, non donné à priori, mais patiemment construit.

La première métaphore est celle du tissu. Il importe d’ailleurs de rappeler que tisser est un acte à double détente. Que le métier à tisser serait un assemblage de pièces de bois destiné à produire une étoffe (lourde) par entrelacs. Comme dans l’exercice de tressage de fils de soie, à deux, dit l’berchman, que Mohamed Tozy a bien observé depuis son enfance à Derb Soltan, le principe consiste à tendre la matière pour la rendre insécable. D’où l’effort, tout au long du texte, de renforcer les fils, de revenir dessus, de rappeler par plusieurs détours les logiques enchâssées de l’Etat, de réduire les mailles de l’incertitude susceptible de s’installer dans la tête du lecteur.

Mais les différentes logiques à l’oeuvre sont-elles uniquement tissées ? Ne sont-elles pas parfois cousues, suturées, car non organiquement reliées mais nécessairement remembrées, pour ne pas en voir les blessures originelles ? Je pensais à cette notion-métaphore de « suture », telle que développée par la théoricienne des études subalternes, Gayatari Spivak, qui y recourait pour appréhender l’effort chirurgical par lequel les logiques modernes, en lien avec la notion des droits humains, sont rafistolées avec celles arbitraires issues des temps coloniaux et prémodernes dans son Inde natale. Aussi, entre le tissu qui tend à effacer les coutures, la suture qui les laisse visibles et la logique de remembrement qu’évoque Ngugui Wa Thiongo dans La décolonisation des imaginaires, se pose la question de la cohabitation plus ou moins pacifiée des modernités plurielles à l’œuvre dans un Etat postcolonial, comme celui du Maroc et au-delà.

La deuxième métaphore utilisée pour le coup dans ce livre comme un concept est celle de l’imaginaire. Ainsi, en s’inspirant de Jean-Pierre Grossein, les deux auteurs affirment que « l’imaginaire est ce concept englobant qui nous permet de restituer la trame de sens dans son épaisseur sociale et historique, dans la mesure où l’action individuelle est située d’emblée dans un monde historique toujours déjà structuré par des ordres ». Ils le désignent aussi comme une grammaire, une langue, et ainsi donc, sans qu’ils le disent, en font le fondement d’un ordre symbolique. Ainsi, par le truchement de ce concept repris et élargi, ils installent un nouvel alphabet d’interprétation du politique. Mais est-ce la seule interprétation possible ? Qu’est-ce qui donne à la leur une éventuelle prééminence ? D’abord, les idéaux-types de l’Etat et de l’empire et ensuite le va-et-vient permanent qu’ils opèrent entre les énoncés, les usages par des acteurs ordinaires et les interactions qui refondent le sens. Du coup, se pose la question cruciale, où se situe le réel ? Pris dans le sens lacanien, de ce qui est irréductible, le réel (de la violence, de la soumission …) n’est pas révélé en soi mais tressé avec l’imaginaire en permanence.

Et ce qui permet de donner du relief à ce tressage est la troisième métaphore de la performance. Par l’observation du décorum, de la mise en scène du pouvoir, des cérémonies, des interactions scénarisées, ils prolongent, à juste titre, la notion de théâtralisation des interactions sociales, telle que conçue par Erving Goffmann, parti du principe que la vie sociale n’est qu’une scène. Pour lui, chaque expression, geste, regard fait en présence des autres est un acte ritualisé qu’il convient de relier à la personne et à un cadre social où il évolue. Mais la performance nous dit-elle la réalité des choses ou leur apparence ? Les performance studies nous apprennent depuis quelques années déjà que dans chaque culture, depuis la nuit des temps, par ses rituels, dans l’usage de son corps et sa gestuelle en public, et pas seulement sur scène, l’homme n’a jamais cessé de se recréer, de changer, de devenir ce qu’il n’est pas. D’être un homo performans.

Or, comme le montrent si bien les deux auteurs, l’Etat a très bien compris, dans cette ère de digitalisation accélérée, la nécessité de continuer de performer. Je voudrais évoquer un acte ultérieur à la publication du livre mais qui peut très bien être lu à l’aune du dispositif qui y est développé. Je veux parler de la réception en décembre 2020 de la délégation israélo-américaine par le roi Mohammed VI, dans une salle décorée en arrière-plan par l’arbre généalogique de la dynastie alaouite remontant au prophète des musulmans, pour signer des conventions à teneur hautement géopolitique. Cette scène est en soi un instantané, un reflet parfait du tressage proposé sur la durée par le livre, comme mode de redéploiement de l’Etat à partir de son imaginaire, son mode de gouvernement et de production de sens.

Questionnements ouverts

Pour conclure, j’aimerais insister sur le fait que ce livre constitue, à coup sûr, un moment majeur dans l’histoire de la production intellectuelle sur le / à partir du politique au Maroc et dans la région. Il ouvre de vraies possibilités de dépassement de schémas manichéens, binaires dominants. J’aimerais toutefois soulever quelques questions purement conceptuelles qui pourraient, je l’espère, enrichir sa réception qui ne fait que commencer et qui ira crescendo.

Aussi, je me demande d’abord si les auteurs, tout en optant pour des formes narratives et imagées, n’ont pas adopté, par certains égards, une démarche structuraliste englobante. Certes, le livre comporte un gros effort d’historicisation, mais le lecteur y est petit à petit convié à un univers plus ou moins clos par la bouture de plusieurs interprétations possibles. Chemin faisant, le livre nous révèle que le réel et l’imaginaire politique au Maroc sont fragmentés, mais le choix des auteurs des deux idéaltypes comme référents structurants vise à en rendre compte comme un système enchevêtré, non comme une série de manifestations sans lien.  Or, je me demande si cette approche englobante, ce texte-système ne masque pas trop les possibilités émergentes de résilience, de bifurcation, de pas de côté, par lesquels les possibilités de changement demeurent envisageables, sans être garanties.

1 Expression de l’écrivain Français Louis Calaferte (1928 – 1994), Voir Alexie Lorca, 1998, « Calaferte posthume »,

 https://www.lexpress.fr/culture/livre/le-sang-violet-de-l-amethyste_802199.html

2 Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’Etat à l’âge néolibéral ; Ed. Karthala, 2020 (p.37)

3 https://www.liberation.fr/cahier-special/1998/03/19/nous-deux_233068/

4 Ibid.

- ادريس كسيكس

كاتب / الرباط - Ecrivain-chercheur / HEM

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