Mohamed Houbaida, ‘Ishtu thalâthata mi’at sanah (J’ai vécu 300 ans) Tétouan, éd. Bab al-hikma, 2024.
Un roman étonnant, qui vous saisit dès le début et ne vous lâche pas jusqu’à la fin. D’habitude dans les romans historiques, l’auteur commence par la trouvaille d’un manuscrit perdu ou oublié, ce qui permet de proposer une narration où l’imaginaire complète ce que l’histoire a plus ou moins établi. Dans ce cas, l’auteur a choisi de retrouver plutôt un copiste, un de ceux qui reproduisaient les manuscrits, travaux et écrits pour différents usages et en circonstances diverses.
Celui-ci, après une exposition à une neige abondante, retrouve la vie après trois siècles de glaciation en haute montagne et commence à étaler ses souvenirs d’un ordre social et politique qui n’est plus. Ainsi voyons-nous revivre un monde disparu, sans l’obligation de neutralité ou d’objectivité de l’historien. Ainsi voit-on défiler devant ses yeux des marchés ruraux, des rues étroites de médinas (Salé, Meknès et Marrakech), des contextes aussi divers que ceux des zaouias bien implantées dans le paysage et des tavernes où des captifs chrétiens s’adonnaient à des beuveries qui leur permettaient de revivre des moments de leurs vies antérieures.
Le regard critique est celui d’un homme moderne, ou bien d’un homme qui a connu et apprécié des vues dominantes parmi des penseurs musulmans connus pour leur rationalisme, comme Al-Maari, al-Tawhidi ou Ibn-Rushd. Il dénonce autant l’attachement à des croyances désuètes, la hiérarchie sociale (entre hommes et femmes, masses et élites, citadins et ruraux), le rejet de l’innovation, le tout dans une langue exquise et des références connues à l’histoire du Maroc au XVIIe siècle. Les descriptions des marchés, des milieux carcéraux et des lieux publics, tels que les résidences ou les zaouias sont d’un « naturalisme » saisissant, mais conforme aux données historiques disponibles. En fin de compte, le traitement critique de l’histoire et la langue exquise de la narration placeront certainement le roman parmi les classiques de la littérature arabe contemporaine.
Par ses manières de traiter le passé, de soumettre à la critique implacable des épisodes tenus pour glorieux, il devrait rapidement être inclus parmi les lectures prescrites aux élèves des filières de « Lettres Modernes » ou « Lettres et Sciences Humaines » de l’éducation publique. Il devrait contribuer à inculquer aux jeunes une forte dose d’esprit critique à l’égard de conceptions tenues pour sacrées et à désacraliser certaines conceptions dominantes relatives au passé du pays.